La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient de dire un tout petit « oui », et un très gros « mais », à la possibilité pour une entreprise privée d’imposer à ses salariés la neutralité religieuse. Dans deux arrêts du 14 mars 2017, elle répond aux questions préjudicielles des Cours de cassation belge et française sur deux affaires de licenciements de salariés refusant d’ôter leur voile islamique. L’UFAL avait prévenu de ces contentieux, en critiquant le « principe de neutralité » introduit dans le Code du travail par la très antisociale loi El Khomri.
Le cadre juridique
La CJUE était invitée à préciser la portée exacte de l’interdiction, dans l’Union Européenne, des discriminations en matière d’emploi et de travail. La directive 2000/78 CE prise à cet effet a été transposée — incomplètement — en France par la loi du 27 mai 2008, qui a modifié notre législation. Ainsi l’art. L.1132-1 du Code du travail énumère les discriminations prohibées envers un salarié1 — parmi lesquelles « ses convictions religieuses ». L’art. L.1321-3 applique cette interdiction au règlement intérieur de l’entreprise.
Il faut de surcroît distinguer entre les discriminations directes et indirectes. La discrimination directe consiste, pour l’un des motifs limitativement énumérés par l’art. L.1321‑1, à traiter de façon moins favorable une personne (ou un groupe de personnes) que tout(e) autre se trouvant dans une situation comparable. Plus sournoise, la discrimination indirecte vise, derrière une disposition apparemment neutre, à désavantager particulièrement une personne (ou un groupe) pour les mêmes motifs prohibés.
Toutefois, l’art. L.1133-1 autorise les « différences de traitement, lorsqu’elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée ». Dès lors, le port d’un voile islamique par une salariée devant la clientèle était-il protégé ou non ?
Les faits, et les arrêts
1° L’entreprise belge G4S avait licencié une salariée — en contact avec le public — qui s’était mise à porter le voile islamique après son embauche, et refusait de l’enlever malgré une disposition du règlement intérieur de l’entreprise l’interdisant.
2° En France, l’entreprise Micropole SA, suite à la plainte d’un client, avait licencié Mme Asma Bougnaoui, ingénieure en informatique, qui refusait d’ôter son voile lorsqu’elle était en mission.
La Cour a dégagé quelques principes, renvoyant les espèces aux juges nationaux respectifs. Elle ne tranche donc aucunement la question générale des manifestations religieuses en entreprise. Que retenir de ce couple d’arrêts ?
- Le fait d’interdire le port de signes religieux dans un règlement intérieur constitue seulement une discrimination indirecte, qui peut être admise si : 1° elle est « objectivement justifiée par un objectif légitime, tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique ainsi que religieuse » ; 2° « les moyens de réaliser cet objectif [sont]appropriés et nécessaires ».
- L’interdiction du port d’un signe religieux par un salarié en raison d’une exigence de la clientèle « ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante » (cf. art. L.1133-1). La CJUE renvoie au juge français la question de savoir s’il s’agit en l’espèce d’une discrimination directe ou indirecte, et s’il y aurait éventuellement une règle interne répondant aux conditions ci-avant.
Les conditions posées dépendent si étroitement des circonstances de chaque espèce qu’elles ne pourront être appliquées automatiquement par l’entreprise (contrairement au principe de laïcité dans la fonction publique). Elles entraînent inévitablement le recours à l’appréciation du juge « au cas par cas ». Le contentieux du travail va s’accroître, et donner du grain à moudre aux militants de l’islam politique !
Les règles à respecter : recours au règlement intérieur, contact avec la clientèle, mesures « appropriées et nécessaires »
Selon la CJUE, seul le contact avec la clientèle peut permettre une restriction de la liberté de manifestation religieuse d’un salarié : on rapprochera de la solution trouvée par la Cour de cassation dans l’affaire Baby-Loup. En revanche, et contrairement à ce qui était demandé depuis longtemps (rapport Stasi de 2003, avis de 2010 du défunt HCI…), la « paix sociale interne » (les relations entre salariés, et le respect de la liberté de conscience d’autrui) n’est pas prise en considération par la Cour.
Le règlement intérieur peut prévoir une disposition imposant la neutralité, mais à condition qu’elle ne constitue pas une « discrimination directe » (par exemple : interdire le hijab). S’il s’agit d’une discrimination indirecte (par exemple : interdire toute tenue manifestant une religion ou une conviction, sans préciser laquelle), elle devra être dûment motivée par une « politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse » de l’entreprise, et uniquement dans les rapports avec la clientèle.
A contrario, la Cour européenne des droits de l’homme (dont la jurisprudence inspire en principe la CJUE) n’a pas admis « l’image de l’entreprise » comme un motif suffisant pour interdire le port d’une croix à une salariée de compagnie aérienne. Elle a considéré (arrêts Eweida et autres c. Royaume-Uni, 15 janvier 2013) que le droit de manifester sa religion sur le lieu de travail était protégé, et devait être « mis en balance » avec les droits d’autrui : or dans ladite balance, les intérêts commerciaux de l’entreprise (dont son image) pèsent moins que la liberté de religion de ses employés. On pourrait en être satisfait, pour la défense des salariés, si toute autre opinion ou conviction, notamment politique ou syndicale, était traitée avec le même respect. Or manifestement, les juridictions internationales conçoivent la liberté de religion comme prééminente et quasi-intouchable.
Le « principe de neutralité » du code du travail français est juridiquement affaibli.
Après ces deux arrêts, que devient l’art. L.1321-2-1 du Code du travail français, issu de la loi El Khomri, et dont nous avions signalé la faiblesse juridique ? Il dispose : « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »
Peut-on affirmer, pour s’en réjouir, que la CJUE a validé l’introduction de la « neutralité », même de façon très restrictive, dans le règlement intérieur de l’entreprise ? Ce serait imprudent. Car la Cour n’a nullement érigé la neutralité en « principe », et ne l’applique, on l’a vu, que dans les rapports avec la clientèle. De surcroît, aucune des motivations énoncées par l’art. L.1321-2-1 n’est retenue par la CJUE ! Heureusement d’ailleurs, car la notion de « bon fonctionnement de l’entreprise » peut donner libre cours au seul employeur pour limiter le droit d’expression des salariés.
Autant dire qu’au premier contentieux issu de l’application de ce texte, la juridiction européenne, si elle était saisie par un(e) salarié(e) licencié(e) pour port d’un signe religieux, pourrait bien donner tort à l’entreprise, et annuler ainsi par voie jurisprudentielle les effets attendus de cette disposition législative. À moins que d’ici là, saisi (comme il s’y attend) d’une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel, qui connaît la jurisprudence de la CJUE, n’ait déclaré ce texte contraire à la Constitution.
La question de la liberté de conscience des AUTRES salariés reste posée !
On vient à l’entreprise pour travailler, non pour prier ni témoigner de sa foi ! En érigeant la liberté de religion en principe surplombant tous les autres, les juridictions européennes font fi de la liberté de conscience des autres salariés, et des « droits et libertés d’autrui » (en particulier des incroyants ou partisans de la neutralité religieuse), de plus en plus mis en cause par la présence contrainte et organisée de tenues et pratiques religieuses (ou présentées comme telles) dans l’espace de travail.
C’est ici le moment de rappeler, comme l’UFAL l’a révélé dès 2013, que la directive européenne anti-discrimination n’a pas été correctement reprise dans le Code du travail, puisque l’art. L1321-3 (voir note) ne protège que les « opinions politiques, activités syndicales ou mutualistes » et les « convictions religieuses » (raccourci mensonger !), ignorant toute autre conviction ! Un militant laïque ou un franc-maçon peut ainsi se voir discriminé au travail sans pouvoir invoquer la loi ! Même absence des convictions non religieuses dans la liste des discriminations prohibées par l’art. 225-1 du Code pénal…
Il faut modifier sans attendre le code du travail, et pas comme l’a fait la loi El Khomri, mais en remplaçant « convictions religieuses » par « religion ou convictions » aux articles L.1132-1 et L.1321‑3, conformément au droit conventionnel (et d’ailleurs à la loi française du 28 mai 2008). Quant aux discriminations prohibées par l’art. 225-1 du Code pénal, elles doivent être complétées de la même façon. IL Y VA DU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL DE LIBERTÉ DE CONSCIENCE.
- Liste des discriminations prohibées au 2 mars 2017 : « en raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, ou en raison de son état de santé, de sa perte d’autonomie ou de son handicap, de sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français. » [↩]