Ou : Pourquoi l’affaire Baby-Loup invite à légiférer
Les commentaires sur l’arrêt Baby-Loup de la Cour de cassation vont dans tous les sens. On en relèvera ici un, non qu’il soit pire que les autres, mais parce qu’il attriste, venant du Front de Gauche de la région PACA, signé Fabienne Haloui, apparemment responsable du PCF.
Que la laïcité ne soit pas remise en cause en l’espèce, c’est parfaitement vrai. De même qu’il est juste de rappeler que la Cour a rendu deux arrêts, dont l’un déboute une salariée voilée, licenciée de la CPAM de Saint-Denis. Oui, « la loi de 1905 a été établie pour que les fonctionnaires de la puissance publique [pas seulement eux, d’ailleurs]soient soumis au principe de neutralité », et « au-delà » de la sphère publique, c’est le domaine du « respect des libertés de conscience » (le pluriel est déjà contestable !).
Mais c’est là que ça se gâte, et gravement. On ne s’attardera pas sur la défense par F. Haloui des femmes qui auraient choisi « librement » de porter le voile (angélisme qui suppose que n’existent ni pression communautaire, ni « servitude volontaire »). Oui, porter le foulard est un droit dans l’espace civil : le problème est simplement de savoir jusqu’où ce droit est compatible avec celui d’autrui et avec les activités exercées. Comme pour tout droit, d’ailleurs : aussi bien celui de manifester, de se vêtir comme on veut, d’aller et de venir, etc.
On s’en veut d’avoir à rappeler à cette responsable du PCF un principe républicain élémentaire : aucune liberté n’est ni générale, ni absolue. Pas plus la liberté de religion qu’une autre ! Un peu d’instruction civique (à défaut de « morale laïque ») :
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (constitutionnelle) :
art. 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. »
art. 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »
Mais qui donc a troublé « l’ordre public établi par la loi » ces derniers temps ? Les catholiques ultras opposés au mariage pour tous ! Faut-il le tolérer pour ne pas les « stigmatiser » ? Devons-nous, avec Christine Boutin, dénoncer la « christianophobie » ? « L’acceptation des différences » est-elle menacée par la laïcité, ou par le cléricalisme ? Si F. Haloui suivait mieux l’actualité, cela lui permettrait de relativiser…
Mais revenons à Baby-Loup. En l’espèce, c’est une crèche associative, qui fonctionne 24 h sur 24 dans un quartier défavorisé où sont présentes des dizaines de nationalités, d’ethnies, de religions. Son projet éducatif est « laïque » : comme l’école publique, Baby-Loup a fait le choix de la neutralité confessionnelle. Choix judicieux, mais qui n’était simplement pas assez bien précisé dans son règlement intérieur1. En réalité, la direction et les administrateurs se sont trouvés confrontés à travers la salariée en cause à une offensive communautariste agressive et organisée contre la neutralité religieuse adoptée. La crèche va être obligée de quitter le quartier, il faut qu’on le sache : ne nous trompons pas de victime !
Si la République s’est dotée d’une école laïque, avec un personnel laïque, voici 130 ans, c’est précisément pour protéger la « liberté en voie de constitution » des enfants qu’elle accueille ! Préférez-vous, Madame Haloui, les crèches confessionnelles où l’on endoctrine les bébés ?
Mais le domaine de la petite enfance (étranger à l’école) est l’enjeu d’appétits, non seulement confessionnels, mais commerciaux : il existe de plus en plus de crèches à but lucratif. Il convient donc de légifér. Légiférer n’est pas forcément interdire, c’est préciser exactement la portée et les limites d’une liberté pour garantir les autres – et celles des autres ! Et seule une loi – pas un décret, encore moins un règlement intérieur- peut réglementer une liberté publique : c’est une garantie posée par l’art. 34 de notre Constitution.
Au-delà de la question des crèches, se pose d’ailleurs celle de l’entreprise privée, où l’expression religieuse de plus en plus agressive se manifeste, compromettant les relations avec les clients, ou « la paix sociale dans l’entreprise » (avis du Haut Conseil à l’Intégration de septembre 2011). Une autre raison de légiférer, pour permettre, justement, le « vivre ensemble au travail ».
Le rapport Stasi avait relevé dès 2003 l’existence d’une offensive de l’islam politique cherchant à tester les défenses de la République. Mais en aucun cas l’on ne saurait accepter ce « choc de civilisation », s’enfermer dans un face à face entre (je cite F. Haloui) « l’islam et la laïcité ». Et surtout pas pour y chercher des « accommodements » !
Dernières remarques : oui, « la laïcité interdit », et c’est très heureux, toute ingérence des cultes dans la sphère publique, mais également toute immixtion du pouvoir politique dans les religions. Non, la laïcité n’a pas pour objet « l’acceptation des différences », qui ne relève que de la morale personnelle (et suppose la réciprocité !). La société, résultante passive des superpositions de l’histoire, est diverse, métissé, pluriculturelle, soit ; la République, construction de la raison visant l’universalisme, est « une et indivisible ». Face aux communautarismes, perpétuels facteurs de division, « c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit »2.
Article paru sur ReSPUBLICA, le 25 avril 2013
- Il aurait pu l’être, le Code du travail autorisant les restrictions justifiées « par la nature de la tâche à accomplir » (éducative) et « proportionnées au but recherché » (neutralité confessionnelle du projet), par exemple en interdisant le port de signes ou les comportements manifestant ostensiblement une appartenance religieuse. [↩]
- Segment de phrase emprunté au dominicain Henri Lacordaire (1802 – 1861), catholique libéral… [↩]