La cité moderne a pris la forme de l’État. Ce dernier se présente sous deux figures opposées : l’État de droit d’une part, l’État totalitaire de l’autre. Une grande partie de notre histoire est marquée par les conflits opposant l’État de droit à l’hydre totalitaire. Elle a pu prendre la forme de la monarchie absolue, celle du stalinisme, celle du national-socialisme. Aujourd’hui l’intégrisme islamiste s’accommode très bien de l’État et s’en empare volontiers.
Certes, l’État de droit s’est constitué par rupture avec la cité totalitaire, mais il l’a fait sous la forme de deux configurations disjointes : celle de la démocratie communautaire d’un côté ; celle de la république laïque de l’autre. Rushdie, Redeker, l’affaire des caricatures : toutes ces affaires ont permis de mettre le doigt sur cette différence dans la mesure où elles soulevaient toutes la question du blasphème. Au sein d’un État de droit, les fondamentalistes peuvent-ils se prévaloir d’un « délit de blasphème » ? On sait qu’un tel délit est un non-sens dans une république laïque, à cause d’une séparation absolue entre la sphère religieuse et la sphère politique. Il n’est pas complètement dépourvu de sens dans une démocratie communautaire, et par exemple au Royaume-Uni où il est inscrit dans la loi : c’est que dans les démocraties communautaires la séparation du lien politique et du lien religieux n’est pas totalement réalisée.
Le cours propose une mise en place et une étude morphologique
- des marqueurs qui permettent de situer la rupture de l’État de droit avec l’État totalitaire
- des propriétés qui caractérisent la disjonction entre les deux figures modernes de l’État de droit : démocratie communautaire et république laïque
Sommaire général
Première partie. Conceptualiser l’État moderne
- 1 – L’État moderne et ses figures
- 1.1 – Les deux figures de l’État de droit
- 1.2 – Du point de vue diachronique au point de vue synchronique
- 2 – Théorie de l’État
- 2.1 – Du point de vue moral au point de vue structurel
- 2.2 – Les composants élémentaires de l’État
- 2.3 – Deux façons de surmonter l’éclatement de la société civile
- 3 – L’inscription de l’État dans la durée : une œuvre qui se veut pérenne
Deuxième partie. La rupture État totalitaire / État de droit. Le concept de révolution démocratique
- 1 – Marqueurs totalitaires et marqueurs démocratiques
- 1.1- La notion de marqueur. Construction du schéma n°2
- 1.2 – Commentaire du schéma n°2
- 2 – La révolution démocratique
- 2.1 – Le point de vue structurel. Putsch ou révolution ?
- 2.2 – De la révolution philosophique à la révolution politico-juridique
- 2.3 – La révolution philosophique : un travail de défétichisation
Troisième partie. État démocratique communautaire et république laïque
- 1 – La question du théologico-politique
- 1.1 – Tolérance et laïcité : vers deux figures disjointes de l’État de droit
- 1.2 – De la démocratie communautaire à la république laïque
- 2 – La république : un corps politique séparé de la société civile
- 2.1 – Le face-à-face entre société civile et État
- 2.2 – Trois symptômes de la présence invisible du corps politique
Conclusion générale : commentaire du schéma 3
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Première partie. Conceptualiser l’État moderne
1 – L’État moderne et ses figures
La cité moderne a pris la forme de l’État. Ce dernier se présente sous deux figures opposées : l’État de droit d’une part, l’État totalitaire de l’autre. Une grande partie de notre histoire est marquée par les conflits opposant l’État de droit à l’hydre totalitaire. Coupez une des têtes de l’hydre et aussitôt une autre repoussera. L’hydre a pu se présenter sous la forme de la monarchie absolue, avec l’hégémonie de l’Église catholique. Elle a pris la forme du nazisme et du stalinisme. Aujourd’hui l’intégrisme islamiste s’accommode de la forme de l’État et s’en empare volontiers. Les affaires Rushdie, Van Gogh, l’affaire Redeker, ne sont que les symptômes d’une confrontation récurrente entre la pieuvre totalitaire et l’État de droit.
1.1 – Les deux figures de l’État de droit
L’État de droit s’est constitué par rupture avec la cité totalitaire sous la forme de deux configurations disjointes : celle de la démocratie communautaire d’un côté ; celle de la république laïque de l’autre. Rushdie, Redeker, l’affaire des caricatures : toutes ces affaires ont permis de mettre le doigt sur cette disjonction dans la mesure où elles soulevaient toutes la question du blasphème. Au sein d’un État de droit, les fondamentalistes peuvent-ils se prévaloir d’un « délit de blasphème » ? On sait qu’un tel délit est un non-sens dans une république laïque, à cause d’une séparation absolue entre la sphère religieuse et la sphère politique. Il n’est pas complètement dépourvu de sens dans une démocratie communautaire, et par exemple au Royaume-Uni où il est inscrit dans la loi : c’est que dans les démocraties communautaires la séparation du lien politique et du lien religieux n’est pas totalement réalisée.
Sur cet inachèvement, les exemples fourmillent : l’inscription In God We Trust sur le dollar US, l’investiture du Président des USA avec le serment sur la Bible, l’enseignement public laissé à l’Église catholique en Pologne, le partage de la souveraineté en fonction de quotas religieux au Liban… De façon générale, dans une démocratie communautaire la normalité sociale veut que chaque citoyen déclare une appartenance, souvent inscrite dans les documents officiels : l’incroyance, bien que tolérée, est considérée comme hors-norme.
Alors que la république laïque est un État de droit où la séparation du politique et du religieux est totale, la démocratie communautaire est un État de droit où cette séparation n’est pas entièrement effectuée. Cette différence est inscrite dans le droit. En effet, la démocratie communautaire garantit la liberté religieuse. Mais dans une république laïque, la liberté religieuse est un cas particulier de la liberté de conscience, qui est une forme plus large de liberté. Car on peut parfaitement garantir la liberté religieuse sans pour autant garantir la liberté de conscience. Ainsi Locke propose un modèle politique fondé sur une forme restreinte de tolérance : la liberté religieuse y est garantie, mais pas la liberté de conscience puisque on n’y tolère pas les athées. Il faudra attendre Bayle pour proposer un modèle de tolérance plus large, où les non-croyants sont admis dans l’État de droit. En garantissant d’abord la liberté de conscience, la république laïque accueille aveuglément croyances et incroyances : elle ne fait pas de la question de la foi une question politique comme c’est le cas de la tolérance restreinte à modèle lockien.
Du fait de cette différence, la notion de « respect des religions » n’a pas exactement le même sens dans la bouche d’un communautariste et dans celle d’un républicain laïque.
Pour le communautarisme, toucher au religieux en général c’est s’en prendre à quelque chose d’inaliénable, de sacré. Toucher au religieux et toucher au lien fondamental du politique sont une seule et même chose, car le lien qui fonde le droit est pensé sur le modèle du lien religieux.
Pour la république laïque, respecter les religions, ce n’est pas nécessairement s’incliner devant le phénomène de la croyance, c’est respecter la liberté de culte. Cette dernière n’est qu’un effet de la liberté de conscience, laquelle inclut le droit de croire et celui de ne pas croire. Les religions prennent la forme juridique d’une association loi 1901, ce qui, même si le régime est très favorable aux religions (notamment en matière fiscale), n’a rien de sacré. Aussi est-il parfaitement licite de critiquer une religion, et même de s’en prendre à elle (caricatures par ex.), pourvu bien entendu qu’on respecte le droit commun.
1.2 – Du point de vue diachronique au point de vue synchronique
D’un point de vue historique, l’État de droit s’est constitué à la fois en rupture avec l’État totalitaire et sous deux formes distinctes. Au XVIIe siècle, les Pays-Bas ont inventé la figure communautaire. De la Révolution à la IIIe République, la France a mis en place la configuration laïque.
Le modèle hollandais porte la marque du XVIIe siècle. On pensait alors que tout lien social, y compris le lien politique, était d’essence religieuse. En France s’est mis en place un autre modèle principalement du fait qu’une longue lutte contre les prétentions hégémoniques de l’Eglise catholique a contraint la République à disjoindre entièrement lien religieux et lien politique : cette disjonction fonde la laïcité. Ainsi l’association politique laïque coupe toute relation avec le théologico-politique. La démocratie communautaire, même si elle est un État de droit, reste néanmoins dans l’orbite du théologico-politique.
Ce processus historique peut être ramené à une représentation synchronique qui en consigne les résultats. Cela donne lieu à un schéma en forme d’arborescence :
L’avantage de ce schéma est de situer d’un coup d’œil l’objet qui nous intéresse, à savoir la république laïque. Or cet objet n’est pas isolé. D’abord il entre dans une comparaison réglée avec les deux autres figures de l’État moderne, la démocratie communautaire et l’État totalitaire.
Avec la démocratie communautaire, la république laïque partage une même topique, un même champ, celui de l’État de droit. En ce sens elles s’opposent toutes deux à l’État totalitaire, lequel est en dehors du champ de la démocratie.
Le fait de pouvoir situer le concept de république laïque dans le cadre d’une arborescence déclinée par le schéma montre que nous avons affaire ici à une structure, c’est-à-dire à une famille d’objets articulés entre eux par des rapports de similitude et d’opposition. Répondre à la question « Qu’est-ce que la république laïque ? » revient à trouver les articulations pertinentes qui nouent la république laïque aux autres objets présents dans l’arborescence.
On montrera qu’il est possible de mettre en évidence trois marqueurs permettant de distinguer l’État de droit et l’État totalitaire. C’est ici qu’apparaît le paradoxe de la république laïque. Alors qu’elle partage avec la démocratie communautaire les marqueurs propres à tout État de droit, elle s’en sépare néanmoins par une série de ruptures.
D’un point de vue structurel on ne peut pas répondre à la question « Qu’est-ce que la république laïque? » sans visiter ou revisiter tout le champ du politique.
2 – Théorie de l’État
2.1 – Du point de vue moral au point de vue structurel
Faisons une fiction à la manière du XVIIe siècle, et supposons un observateur issu d’une autre planète, par exemple Sirius. Supposons aussi notre Siriusien doté, comme nous, d’une raison pratique et d’un entendement..
Doté de raison pratique, ce Siriusien serait sensible à la dimension morale et dans cet ordre d’idées, il serait frappé par la radicale division séparant les deux grandes figures de l’État – la cité totalitaire et l’État de droit ; il ne pourrait qu’être saisi d’horreur devant le caractère fondamentalement immoral de l’État totalitaire.
« Voilà, pourrait-il dire, un dispositif qui, de génération en génération, piétine sans vergogne la dignité due à tous les êtres rationnels (donc libres). Voilà un rassemblement qui, à travers ses membres, segmente l’humanité, la divisant en surhommes et en sous-hommes en fonction de leur sexe, de leur couleur de peau, de leur appartenance ethnique ou religieuse, de leur pauvreté et de leur richesse. »
Mais il constaterait aussi que le dispositif de l’État existe aussi sous la forme de l’État de droit. Certes ce dernier n’est pas parfait, mais notre Siriusien constaterait que l’État de droit a un certain souci de la dignité morale de ses membres, leur accordant une certaine liberté de conscience et d’opinion. Il constaterait aussi que l’État de droit s’appuie sur une figure du pouvoir dans laquelle la souveraineté sollicite le débat et que, à intervalles réguliers, les citoyens sont consultés par voie électorale, et qu’un minimum de circulation du pouvoir est assuré.
2.2 – Les composants élémentaires de l’État
Mais comme notre Siriusien est également doté d’un entendement, il ne manquerait pas de déplacer son point de vue: de la dimension morale, il passerait à la dimension structurelle en considérant l’État comme une œuvre, comme une machine produite par les hommes.
Il ne manquerait pas alors de s’interroger, et se dirait qu’il doit bien y avoir dans l’État totalitaire des dispositifs qui en font une machine à secréter de la barbarie. Si tel est le cas, alors d’autres dispositifs doivent fonctionner dans l’État de droit.
Mettons entre parenthèses la dimension morale : suspendons le jugement moral pour nous placer du seul point de vue structurel. De ce point de vue, notre Siriusien verrait que, abstraction faite de la dimension morale, toute figure de l’État se présente comme une machine dont les deux composants fondamentaux sont la société civile et l’État. Les États sont des édifices institutionnels reposant sur deux piliers.
La société civile : un corps éclaté sans assise unifiée
Dans ce modèle binaire, la société civile est le lieu du réel historique et social. Il s’agit d’un réel historique qui a été façonné par l’homme et qui en retour façonne les hommes et les aliène.
En tant que la société civile contient le réel économique, elle consigne les différents modes de production. Ceux-ci organisent la division du travail et aussi la division en classes sociales. En tant que la société civile a été façonnée par différents mythes et croyances ou religions, elle se répartit en différentes communautés d’appartenance. En tant que la société civile a été façonnée par des idéologies et des préjugés, elle divise la société en secteurs raciaux, ethniques, sexuels.
Comme la société civile est une configuration du réel historique, plus une société est riche en historicité, plus elle se présente comme complexe. Cette complexité prend notamment la forme d’une segmentation de l’humanité : communautés, classes sociales, « races », groupes d’intérêt, etc. A toutes ces divisions historiques s’ajoute la division sexuelle.
D’un corps éclaté à une assise unaire étatique
Freud parle du corps de l’infans comme d’un « corps morcelé », corps sans assise unaire neuro-motrice. Réduisons la cité à la société civile. Elle se présenterait alors de manière analogue, comme un corps sans assise unaire, comme un corps morcelé par la division du travail, par les divisions religieuses, par les divisions sexuelles, de classe, etc. : un corps éclaté.
Face à la société civile comme corps éclaté, il revient à l’État de donner à ce corps une assise unaire, de telle sorte que ce corps puisse être animé par une seule et même volonté, celle du souverain. Finalement l’État comme machine institutionnelle est comparable à un corps unifié.
– Livrée à elle-même, la société civile ne serait qu’un corps éclaté.
– C’est à l’État de donner son assise unaire à ce corps morcelé.
– C’est au souverain de donner sa volonté à ce corps unifié par l’État.
2.3 – Deux façons de surmonter l’éclatement de la société civile
Or il existe deux façons de surmonter l’éclatement de la société civile. La première est le propre de l’État totalitaire, la seconde caractérise l’État de droit.
Le souverain totalitaire procède par fétichisation-écrasement. Il fétichise les « bonnes » particularités (bonnes à ses yeux) et il écrase les « mauvaises », celles qui le gênent et qu’il veut écarter. Par exemple, il promeut une « race » aux dépens des autres, une croyance aux dépens des autres, une classe aux dépens des autres, un sexe aux dépens de l’autre. Il unifie la cité autour de particularités fétichisées. Il exploite ainsi l’inévitable division de la société civile par une segmentation politique de l’humanité.
Le souverain démocratique s’interdit cette voie. Il s’efforce de corriger les divisions de la société civile en les surmontant au moyen de l’égalité juridique et politique. Se constitue ainsi un corps des citoyens qui est un corps des égaux et non un corps segmenté en surhommes et sous-hommes au nom d’une fausse unité.
Parvenus à ce point, on peut revenir au Schéma 1, notamment aux deux voies disjointes que comporte à son tour l’État de droit. Il est possible de produire un « corps des égaux », soit en prenant appui sur le principe de tolérance, soit en prenant appui sur le principe de laïcité. Dans le premier cas on optera pour la démocratie communautaire, dans le second pour la république laïque.
Démocratie communautaire et république laïque sont pour le souverain démocratique deux façons différentes de surmonter l’éclatement de la société civile tout en tournant le dos à l’État totalitaire.
3 – L’inscription de l’État dans la durée : une œuvre qui se veut pérenne
Dans l’État, les forces qui disposent de l’appareil d’État contrôlent le pouvoir politique ; on dit aussi que ces forces exercent la souveraineté.
On vient de voir que le souverain totalitaire ne surmonte pas vraiment les divisions inhérentes à la société civile, il les écrase : il érige l’une d’entre elles en absolu, la fétichise et l’impose aux autres. Le souverain théocratique procède à une fétichisation politique de la religion, le souverain communiste à une fétichisation politique du prolétariat, etc. Les préjugés au nom desquels une avant-garde auto-proclamée peut s’approprier la souveraineté sont légion. Mais quel que soit le point d’appui de cette opération, le souverain totalitaire segmente l’humanité par principe.
On ne peut se contenter, à ce sujet, d’une condamnation morale: il faut aussi examiner la cité totalitaire comme une machine et se demander comment elle est construite, et comment elle fonctionne. Certes, sur le plan moral, l’État totalitaire est une œuvre noire, dont la vocation est de dégrader la dignité humaine. Certes, sur le plan moral, l’État de droit est une œuvre émancipatrice qui a pour fin la promotion de la dignité humaine. Mais au-delà de leurs finalités antinomiques, les États sont d’abord des machines institutionnelles dont la fonction première est de résister à l’usure du temps, des œuvres destinées à perdurer de génération en génération. Dans la langue du droit, on dit que les États instituent des régimes politiques. Or tout régime est destiné à durer dans le temps.
L’État de droit se présente comme un régime dont la finalité est double : assurer et garantir les droits des citoyens non seulement pour la génération présente, mais ces droits et ces libertés doivent être consolidés et développés pour être légués à la génération future. Anisi l’État de droit se présente comme un régime dont le souci premier est la promotion de la dignité de ses citoyens présents et à venir.
Ce qui vaut pour l’État de droit vaut aussi pour l’État totalitaire. Lui aussi entend instituer un régime, œuvre destinée à perdurer. Hitler pensait que le IIIe Reich allait durer 1000 ans. C’est à peu de chose près aussi ce que pensent les mollahs de la République islamique, ce que pensaient les Blancs du régime d’apartheid en Afrique du Sud.
Deuxième partie. La rupture État totalitaire / État de droit.
Le concept de révolution démocratique
1 – Marqueurs totalitaires et marqueurs démocratiques
1.1- La notion de marqueur. Construction du schéma n°2
On vient de voir que face aux divisions de la société civile, le souverain totalitaire procède par segmentation-écrasement. En opérant ainsi, il produit non seulement une « œuvre noire » mais il inscrit des traces dans cette œuvre. On renonnaît l’État totalitaire à ses marqueurs, traces invariantes inscrites par le souverain dans son œuvre. On peut dénombrer trois marqueurs totalitaires, en quelque sorte des « marques de fabrique » de la cité tyrannique.
– L’hyper-concentration des pouvoirs.
– L’appropriation de la souveraineté : la cité totalitaire ne permet pas qu’elle circule.
– L’abolition de la liberté de conscience, assèchement de l’opinion publique à laquelle on substitue une propagande asservie à l’idéologie officielle.
Le souverain démocratique inscrit lui aussi sa marque dans la structure de l’État de droit. Mais il ne conduit pas l’opération d’unification de la même manière : il ne procède pas par segmentation-écrasement mais par égalisation juridique et politique et produit ainsi une œuvre démocratique. Ainsi les marqueurs démocratiques se distinguent des marqueurs totalitaires et permettent de distinguer les deux figures principales de l’État, témoignant de la rupture entre État totalitaire et État de droit.
Le schéma n°2 ci-dessous constitue le système d’oppositions qui place les deux figures de l’État moderne en face-à-face, séparant ainsi le champ totalitaire et le champ démocratique.
Marqueurs de l’Etat totalitaire | Marqueurs de l’Etat de droit |
Hyperconcentration des pouvoirs | Distinction des pouvoirs |
Appropriation de la souveraineté par une nomenklatura |
Circulation de la souveraineté par mandats électifs et par compétences |
Verrouillage de la liberté d’opinion |
Espace critique rendu possible par la multiplicité des libertés garanties |
1.2 – Commentaire du schéma n°2
Les marqueurs démocratiques sont significatifs des ruptures qui opposent État de droit et État totalitaire : on remarquera que les marqueurs sont dans un strict rapport d’inversion. Aussi y a-t-il entre les deux figures de l’État moderne une radicale antinomie.
– Alors que la cité totalitaire se caractérise par une hyper-concentration des pouvoirs entre les mains du souverain, l’État de droit veille à leur séparation en instances autonomes. C’est ici le recours au principe énoncé par Montesquieu, qui exige la distinction de la souveraineté en trois instances : législatif, exécutif, judiciaire. Chacune des instances est privée des prérogatives des deux autres.
– Le second marqueur de la cité totalitaire consiste en une appropriation de la souveraineté par une nomenklatura héréditaire ou cooptée. A travers l’hyperconcentration des pouvoirs, le souverain totalitaire vise l’intégralité du pouvoir ; à travers la captation de la souveraineté par hérédité et / ou cooptation, il vise la pérennité. La maxime de ce second marqueur pourrait être « le tyran est mort, vive le tyran ». On a donné plus haut l’exemple de la durée projetée du IIIe Reich par Hitler : un tel projet ne pouvait se former qu’à la condition de créer un système de cooptation chargé de former des compétences intellectuelles, techniques, idéologiques animées par le seul idéal national-socialiste – pour durer 1000 ans, il faut instituer une nomenklatura. C’est ainsi que fonctionne tout régime totalitaire.
Dans l’État de droit, il faut distinguer entre le régime politique d’une part et l’essence de la souveraineté de l’autre. Ainsi une république laïque comme régime politique se propose de perdurer, mais dans le cadre de ce régime, l’exercice de la souveraineté ne saurait faire l’objet d’une appropriation par une nomenklatura héréditaire ou cooptée. L’État de droit se caractérise donc dans le présent par la distinction des pouvoirs et dans la perspective de la durée par la circulation de la souveraineté.
Ainsi, dans un État de droit, l’accès aux offices publics ne peut pas être héréditaire – d’où, par exemple, un système de recrutement par concours. Quant aux charges politiques proprement dites, quel que soit leur niveau (commune, région, nation), elles sont électives : ce sont des mandats dont la durée est définie.
Le second marqueur de l’État de droit est donc la circulation de la souveraineté sous deux formes : circulation des compétences en fonction des talents et des mérites ; circulation élective des mandats politiques. On évite l’appropriation de la souveraineté par une nomenklatura.
– Enfin, le troisième marqueur de l’État totalitaire est l’abolition de la liberté de conscience et d’opinion : seule l’idéologie officielle a droit de cité et les opinions divergentes sont criminalisées.
Certes, l’État de droit règle lui aussi la liberté d’opinion, mais en même temps il la cultive sous des formes variées : liberté de conscience, liberté des cultes, liberté d’association et de réunion, liberté d’expression et de manifestation, liberté de critique, etc.
La liberté d’opinion est un marqueur essentiel de la vie démocratique : le droit au débat est permanent. Même si la volonté émanant de la majorité démocratiquement élue a force de loi, l’opinion peut tout aussi légitimement constituer des contre-pouvoirs et des espaces critiques, en utilisant les libertés. L’absence d’espace critique autour du souverain démocratique serait un signe de déclin et de mort pour le régime dont il s’autorise.
La présence des trois marqueurs démocratiques caractérise l’État de droit . Leur opposition directe, terme à terme, avec ceux qui caractérisent l’État totalitaire, jointe à la dimension diachronique, montre que l’État de droit s’est construit contre l’État totalitaire.
2 – La révolution démocratique
2.1 – Le point de vue structurel. Putsch ou révolution ?
Plaçons-nous d’abord exclusivement du point de vue historique : on dira que la révolution démocratique est le processus par lequel un État passe d’un régime totalitaire à un régime démocratique. Le processus inverse – le retour vers le régime totalitaire – on l’appelle « restauration ».
Quittons à présent ce point de vue historique pour adopter uniquement un point de vue structurel : on saisira alors le processus révolutionnaire comme un processus d’inversion des marqueurs.
- A l’hyperconcentration des pouvoirs se substitue leur distinction.
- A la captation de la souveraineté par une nomenklatura se substitue la circulation des compétences et des mandats électifs.
- A une vérité officielle qui criminalise les divergences se substituent les libertés de conscience et d’expression.
Réduire la révolution démocratique à cette inversion des marqueurs, c’est tenir pour secondaire le côté tragique et spectaculaire des processus historiques. En France, le processus d’inversion des marqueurs a donné lieu à des convulsions particulièrement tragiques et spectaculaires : aucune révolution démocratique en effet ne s’est heurtée à des forces réactionnaires telles que celles qu’a rencontrées la Révolution française, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Plus récemment, le processus révolutionnaire a pu être mené plus en douceur : on peut penser à la Révolution des œillets au Portugal.
Inversement, un processus historique peut être particulièrement tragique et spectaculaire sans qu’on puisse l’assigner à une authentique révolution démocratique. Je pense par exemple à la pseudo-révolution de 1917 qui va donner naissance à l’URSS, ou encore à la pseudo-révolution islamique en Iran : on parle ici à tort de révolution, on devrait plutôt parler de putsch. Pour voir ce qu’il en est, il faut regarder la structure. En 1917, on passe du pouvoir totalitaire du Tsar au pouvoir totalitaire du PC. En Iran en 1979, on passe du pouvoir totalitaire du Shah au pouvoir totalitaire des mollahs : où est l’inversion des marqueurs ? Ces pseudo-révolutions sont des putschs. Il y a putsch quand on passe d’un régime totalitaire à un autre régime totalitaire.
Du point de vue structurel, toute révolution démocratique consiste en un processus d’inversion des marqueurs, par lequel un État passe du régime totalitaire au régime démocratique.
2.2 – De la révolution philosophique à la révolution politico-juridique
Du fait que la révolution démocratique est un processus d’inversion des marqueurs, elle est d’abord une révolution philosophique avant d’être politico-juridique. Parmi ce que les historiens appellent les « causes lointaines » de la Révolution française, figure en bonne place la philosophie des Lumières. Les historiens reconnaissent ainsi que le processus révolutionnaire comme processus d’inversion des marqueurs a dû être préparé et rendu possible par une révolution philosophique.
Les grands noms de la philosophie des Lumières (prise au sens large comme philosophie moderne) Descartes, Spinoza, Hobbes, Locke, Bayle, Montesquieu,Voltaire, Hume, Rousseau, Kant, Condorcet, au-delà de leurs divergences, ont tous apporté leur pierre à l’édifice que constitue l’État de droit. Sur le terrain philosophique, tous ont contribué au processus d’inversion des marqueurs. Qu’on pense simplement à l’engagement de Voltaire contre le dogmatisme et en faveur de la liberté de conscience, à l’œuvre magistrale de Montesquieu en faveur de la séparation des pouvoirs, au travail de Condorcet en faveur de l’Instruction publique et de la laïcité.
En outre, les philosophes des Lumières n’ont pas travaillé dans l’isolement. Leurs travaux ont été relayés, expliqués et popularisés dans des cercles souvent secrets – je pense par exemple aux cercles maçonniques qui au XVIIIe siècle se sont développés en Angleterre et en France. La façon dont le réseau maçonnique se gouvernait lui-même est un bon exemple : bien avant la naissance de l’État de droit on y pratiquait la séparation entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire, on y pratiquait aussi la circulation élective et démocratique des offices et des charges, enfin dans les Loges, la circulation de la parole était libre. Les sociétés maçonniques n’ont pas seulement relayé les idées des philosophes des Lumières, elles les ont testés dans leur propre pratique et pour leur propre gouvernance, préfigurant par là ce que l’État allait instituer lorsqu’il se transformerait en État de droit. Encore fallait-il étendre à l’extérieur du Temple la révolution philosophique qui s’exerçait à l’intérieur…
2.3 – La révolution philosophique : un travail de défétichisation
La philosophie des Lumières s’est donné pour tâche, entre autres, de surmonter la cité totalitaire et de favoriser l’avènement de l’État de droit : c’est cette tâche qui est révolutionnaire. Pour cela, il a fallu d’abord s’interroger sur l’État totalitaire, le cerner comme œuvre et en comprendre la constitution, les mécanismes. Il fallait comprendre que chacun des marqueurs qui le caractérisent reposait sur un seul et même processus : dépasser les divisions de la société civile au moyen de la fétichisation politique de quelque particularité, de quelque différence, de quelque appartenance – l’État totalitaire fétichise qui la « race », qui la classe sociale, qui la religion dominante… il repose sur des privilèges.
Comprendre comment est constitué l’État totalitaire revient à se donner les moyens de son dépassement. Puisque la cité totalitaire est produite par la fétichisation d’une appartenance ou d’une particularité, l’État de droit se constituera selon un processus inverse : on procédera à la défétichisation des particularités et des appartenances, ce qui revient à les suspendre, à les mettre entre parenthèses, à les reléguer dans une zone non-politique.
Et puisque la fétichisation politique produit les marqueurs de la cité totalitaire, l’opération de défétichisation doit au contraire inverser les marqueurs.
La défétichisation comme opération révolutionnaire
Ainsi, le processus révolutionnaire peut être caractérisé comme un processus de défétichisation. Il convient de s’y attarder pour en saisir la teneur.
Dans le Contrat social, Rousseau décrit précisément ce processus au moyen du mécanisme de l’aliénation juridique. Il y a encore une manière plus simple de comprendre le mécanisme, et cette fois encore nous nous tournerons vers la pratique maçonnique. Tout le monde sait qu’une injonction est faite à chaque Maçon : « laisser ses métaux à la porte du Temple ». Les métaux représentent ici les particularités et les appartenances. En venant du monde profane, le Maçon arrive « chargé de métaux » : chacun en effet est pris dans des appartenances sociales, économiques, politiques. Les uns sont nobles, d’autres sont membres du clergé, les uns sont catholiques, d’autres sont musulmans, protestants, athées, les uns sont blancs, d’autres sont noirs… Or, laisser ses métaux à la porte du Temple, c’est s’efforcer de mettre autant que possible entre parenthèses ses particularités, ses appartenances et même ses convictions. Cette opération de dépouillement philosophique est une opération de défétichisation.
Le noble, le bourgeois, le clerc déposent leurs métaux ; ils mettent entre parenthèses leur appartenance de classe : se constitue ainsi, à l’intérieur de la Loge, une société d’égaux, autrement dit une fraternité. Ce qui vaut pour les appartenances de classe vaut aussi pour les convictions religieuses ou politiques, qu’il convient aussi de défétichiser.
On sait ce que produit la fétichisation politique des convictions : elle est constitutive de la division entre vérité officielle et opinions déviantes criminalisées. La défétichisation des convictions a d’abord pour effet d’abolir cette division ; dorénavant il n’y a plus ni vérité officielle ni opinion criminelle, il n’y a plus que des opinions équivalentes en dignité. Cela rappelle la liberté d’opinion.
En défétichisant nos convictions, nous créons une sorte d’espace critique dans lequel la parole circule librement et entre dans une dialectique féconde. Tant que nous fétichisons nos convictions nous pensons détenir la vérité absolue et nous diabolisons les désaccords (injures, anathèmes, excommunications, psychiatrisations, « rééducations »). En procédant à la défétichisation des convictions, nous sommes obligés d’argumenter, de nous ouvrir à la critique, nous cherchons ensemble la vérité, pourvu que le débat soit réglé et de bonne foi. Le processus d’émancipation dialectique peut se mettre en place. L’essence de ce processus révolutionnaire réside donc dans une opération philosophique.
Supposons à présent que le monde profane représente la société civile et que le temple représente la sphère de l’autorité publique, l’État. Que nous apprend la philosophie des Lumières ? Elle nous lance un avertissement on ne peut plus clair : si vous entrez dans le temple en fétichisant politiquement vos appartenances, vous constituez une œuvre noire. Inversement, si vous entrez dans le temple en déposant les métaux, en vous soumettant à une opération de défétichisation, alors vous vous donnez les conditions de production d’une œuvre démocratique.
De cela on conclura que toute cité démocratique, tout État de droit, est l’œuvre d’une opération de défétichisation, de mise entre parenthèses au niveau politique des appartenances et particularités. Cette opération de défétichisation se cristallise en un refus que la loi soit faite en ma faveur, exclusivement pour moi et pour les miens.
Cette question est au fondement de l’État de droit, qu’il soit une démocratie communautaire ou une république laïque. On peut alors se demander où est la différence.
Dans le premier cas, celui de la démocratie communautaire, cette défétichisation se noue autour du principe de tolérance ; dans le cas de la république laïque, il se noue autour du principe de laïcité. C’est cette différence qu’il faut examiner maintenant.
Troisième partie. État démocratique communautaire et république laïque
1 – La question du théologico-politique
1.1 – Tolérance et laïcité : vers deux figures disjointes de l’État de droit
L’État de droit s’est constitué en Europe autour d’une question devenue brûlante : les conflits au sujet de l’appartenance religieuse. Principe de laïcité et principe de tolérance renvoient à deux façons disjointes d’assurer la coexistence paisible des croyances et des incroyances au sein d’un espace démocratique commun. Si l’État totalitaire fétichise le fait religieux, principe de tolérance et principe de laïcité sont deux façons différentes de défétichiser le fait religieux et, ce faisant, de rendre possible l’État de droit.
La défétichisation par voie de tolérance donne naissance à la démocratie communautaire. Elle a eu lieu aux Provinces Unies dès le XVIIe siècle. La défétichisation par voie de laïcité a été achevée en France par la loi de 1905, qui établit la république laïque dans sa forme actuelle.
La voie de la laïcité : abolir le théologico-politique
Opter pour la voie laïque, c’est opérer une double rupture avec la fétichisation du fait religieux – fétichisation caractéristique de l’État totalitaire. En ce sens, on peut aller jusqu’à dire que la république laïque est fille d’une double révolution.
- La première rupture consiste en une opération d’inversion des marqueurs dont on a déjà parlé. C’est la révolution structurelle. Elle est suffisante pour instituer un État de droit de type communautaire, conforme par exemple au modèle hollandais.
- Mais la seule inversion des marqueurs est insuffisante à l’avènement d’un État de droit laïque. Il faut que se produise une seconde rupture, cette fois avec la dimension théologico-politique.
La démocratie communautaire est issue de la première rupture, produite par l’inversion des marqueurs. Mais la démocratie communautaire conserve la consubstantialité multiséculaire entre lien religieux et le lien politique. Elle considère en effet que le lien religieux et le lien politique sont de même nature, cela au motif que le lien religieux serait à l’origine de tout lien social et politique possible. En ce sens la démocratie communautaire s’inscrit dans un horizon théologico-politique, même lorsqu’elle distingue les compétences respectives du pouvoir civil et du pouvoir religieux.
En mettant un terme définitif à la thèse de la consubstantialité originaire entre lien religieux et lien politique, la république laïque rompt avec la dimension théologico-politique. Cette seconde rupture constitue la révolution laïque proprement dite. Désormais, la consubstantialité entre lien religieux et lien politique est brisée. Non seulement les Eglises et l’État sont séparés, mais l’Etat n’a aucun rapport avec un modèle religieux : cette voie, qui sépare radicalement lien religieux et lien politique, a été choisie par la République française, où la loi de 1905 exprime et consacre cette seconde rupture.
La voie de la tolérance : la renonciation au dogmatisme intégriste
Fidèle à son inscription dans le registre du théologico-politique, il n’est pas question pour cette voie de se lancer dans une révolution laïque. Cependant, pour abolir l’État totalitaire, la démocratie communautaire procède à une défétichisation partielle du fait religieux. Il s’agit en l’occurrence d’une défétichisation du dogmatisme. Pour rendre les communautés religieuses compatibles avec la démocratie il faut en effet contraindre ces dernières à renoncer au dogmatisme intégriste – à consentir à ce que nous appellerons, de façon quelque peu oxymorique, un dogmatisme éclairé. Cette défétichisation des dogmes est suffisante pour mener à bien une opération d’inversion des marqueurs et donc pour mener à son terme une révolution de structure, révolution nécessaire à l’avènement d’un État de droit.
Sur le terrain politique, c’est la fétichisation des dogmes qui a donné naissance à l’État totalitaire. C’est encore elle qui est la source des conflits religieux. Opter pour la voie de la tolérance, c’est choisir d’imposer aux Églises de renoncer à la forme intégriste du dogme.
Une Église entre dans un dogmatisme éclairé lorsqu’elle consent à la coexistence concurrentielle mais pacifique avec toutes les croyances et incroyances, lorsqu’elle renonce à l’exclusivité idéologique et politique. L’inscription du principe de tolérance dans le droit constitutionnel établit l’État de droit, dont l’une des tâches est de garantir la liberté de suivre un culte quelconque et, au moins, de ne pas persécuter ceux qui n’en suivent aucun. Ce faisant, le principe de tolérance met aussi fin à la distinction entre religion officielle et les religions supposées dissidentes.
1.2 – De la démocratie communautaire à la république laïque
La thèse selon laquelle la démocratie est née en Hollande au XVIIe siècle et qu’elle a été rendue possible par le compromis entre les religions est un lieu commun. Mais ce compromis ne laisse pas les religions « telles quelles » : il suppose des religions ayant renoncé au dogmatisme intégriste pour entrer dans la voie du dogmatisme éclairé. Ce passage est une forme de défétichisation et caractérise la voie de la tolérance.
En France, pour fonder l’État de droit, les républicains ont dû emprunter, parfois malgré eux, la voie de la laïcité et redoubler la rupture avec le dogmatisme intégriste par la rupture avec le théologico-politique.
Pourquoi les républicains français n’ont-ils pas pris la voie de la tolérance ? Elle leur était rendue impossible par les prétentions hégémoniques d’une Église en position de quasi-monopole au sein de la sphère religieuse et relayée politiquement par la monarchie absolue. C’est par là que la voie de la laïcité s’est imposée en France. En séparant radicalement l’État des Églises et de tout rapport avec la dimension religieuse, les républicains ont mis un terme aux prétentions exorbitantes de l’Église catholique. Ce divorce avec le religieux abolit le théologico-politique.
Alors que la démocratie met au fondement du lien politique un lien supposé lui préexister – le lien religieux – , la république laïque se veut autofondatrice. Elle ne reconnaît aucun lien qui préexisterait à son avènement politique. Sur le plan du droit, un seul lien est reconnu : le lien politique qui unit les citoyens en un corps.
Le corps politique ainsi produit est fondateur de la souveraineté citoyenne et tous les autres liens sont déplacés vers la société civile, ils sont d’un autre ordre et ne donnent lieu à aucun statut politique. Ainsi l’autonomie radicale du lien politique est affirmée : ce double mouvement scelle la fin du théologico-politique.
2 – La république : un corps politique séparé de la société civile
2.1 – Le face-à-face entre société civile et État
Du fait que la démocratie communautaire n’a pas rompu avec le théologico-politique, elle n’a pas rompu davantage le face-à-face entre société civile et État.
L’État totalitaire, fondé sur une captation de la souveraineté par une nomenklatura, cultive le tout-État ou le césarisme. L’hyper-concentration des pouvoirs entre les mains de la nomenklatura facilite la prééminence politique de l’État et tend à étouffer la société civile. La démocratie communautaire conserve ce face-à-face avec la société civile, mais en inversant le rapport de force. Désormais, c’est la société civile qui prend le pas sur l’État. Au monopole de la souveraineté aux mains d’une nomenklatura succède une circulation élective de la souveraineté. Cette circulation élective, dans la mesure où elle est fondée sur le débat démocratique, favorise le dynamisme de la société civile par rapport à l’État. La concurrence démocratique entre les composantes de la société civile est encouragée : concurrence entre les confessions religieuses, entre les associations et les partis politiques, et aussi entre les entreprises et les commerces.
Dans ce système, le souverain devient un « souverain arbitre ». Il veille à ce que la concurrence se déroule selon des règles égales pour tous. Ainsi la liberté de culte ne met pas fin à la concurrence entre les confessions : cette concurrence passe à présent par le débat démocratique, chaque concurrent devant respecter le principe de tolérance. La même chose, mutatis mutandis, vaut pour les entreprises et les commerces. L’État est un juge arbitral qui veille au respect des règles communes, son idéal est l’égalité de traitement.
La république laïque brise le face-à-face entre société civile et État
En ruinant la consubstantialité entre le lien religieux et le lien politique, en séparant l’État des Églises, la république laïque brise aussi le face-à-face entre l’État et la société civile. En effet, parce qu’elle relègue le lien religieux vers la société civile et le privé, elle est obligée, pour donner consistance au lien politique, d’instituer un troisième terme : le corps politique, distinct de la société civile. Alors que le lien religieux relève de la société civile, le lien politique va désormais relever du corps politique, corps du souverain. Aucune appartenance religieuse ne peut inspirer l’appartenance citoyenne.
La république laïque est la seule cité qui soit construite sur une telle ternarité. A côté de l’État et de la société civile, elle se caractérise par l’institution d’un troisième pilier – le corps politique. C’est sa présence invisible de ce corps, absolument autonome par rapport au corps des Églises, qui explique notamment trois des traits marquants de la République française, qui frappent tant les étrangers :
– la neutralité du souverain ;
– l’indifférence du peuple français à l’égard des mœurs de ses dirigeants (en particulier leur sexualité) ;
– la passion française pour les services publics.
2.2 – Trois symptômes de la présence invisible du corps politique
Le souverain est formé par un corps politique absolument autonome – autonome par rapport aux appartenances politiques, religieuses, ethniques, etc.
À la différence du président américain, le président français ne prête pas serment sur la Bible ni sur aucun livre sacré.
Dans les services publics français, les fonctionnaires sont tenus à la neutralité. Ni par leurs propos, ni par leur comportement, ni par le port de signes religieux ou politiques ils ne doivent afficher leurs opinions. Le port de signes religieux ou politiques par des fonctionnaires est en revanche permis, voire encouragé, dans les États de droit communautaires : Obama, dans son discours du Caire, a tiré gloire de la présence à la Maison blanche d’une conseillère portant le voile islamique.
À la différence du Royaume-Uni, la République française ne reconnaît pas le délit de blasphème.
Mais il est un autre domaine sur lequel la présence invisible d’un corps politique laïque et autonome se fait sentir: celui des mœurs. Aux États-Unis, on trouve normal que les mœurs des hommes politiques soient conformes à une morale religieuse – non seulement c’est normal, mais le contraire serait mal vu. Il n’est pas rare qu’une orientation sexuelle ou qu’une aventure sexuelle brise la carrière d’un homme politique – on se souvient par exemple des remous lors de la présidence de Clinton. En France, Gaudin et Delanoë peuvent afficher sans problème leur homosexualité dans la plus grande indifférence des citoyens, et personne ne tient rigueur à un président de la République de ses aventures ou de ses infidélités. Cette indifférence aux mœurs des dirigeants est intéressante dans la mesure où elle témoigne de la coupure opérée par la république avec une morale de type religieux.
La passion de l’égalité et du service public
À côté de la neutralité de l’État, ce qui frappe l’étranger, c’est la passion française pour les services publics. Au-delà de leurs régions, de leurs liens communautaires, de leurs ethnies et de leurs diverses appartenances, tous les citoyens français font partie d’un même corps politique. Parce qu’il transcende la société civile, ce corps politique suscite une passion pour l’égalité. Et cette passion pour l’égalité suscite à son tour une passion pour un service public égal à la fois en qualité et en extension. On supporte difficilement que l’hôpital ou l’école puisse être de moindre qualité dans telle région et de meilleure qualité dans telle autre : on parlerait aussitôt d’hôpital ou d’école « à deux vitesses ». On supporte encore moins que des zones rurales soient désertées par les services publics au profit de zones fortement urbanisées ou plus rentables. La France est le pays où une école de qualité doit être présente dans le moindre village, où un service médical de qualité doit couvrir tout le territoire. Il en va de même des services postaux, de l’électricité ou du gaz. En France, on se plaint très vite des fractures : on ne supporte ni la fracture numérique, ni la fracture énergétique, on ne supporte pas qu’il y ait des personnes exclues du logement – les thèmes politiques préférés sont la dénonciation des fractures et des exceptions.
Dans les démocraties communautaires on ne constate pas une telle passion pour l’égalité. Aux États-Unis on attend du souverain un arbitrage juste. Son rôle est de veiller à ce que la confrontation des intérêts et des idéologies se déroule selon des règles équitables, valables pour tous. Mais on n’y constate pas une passion pour des services publics de qualité et leur répartition homogène sur le territoire. On trouve normal que les progrès techniques soient inégalement répartis, selon les intérêts économiques. L’existence de services scolaires ou médicaux à plusieurs vitesses, l’existence de fractures numériques ou énergétiques ne gêne pas la démocratie libérale. En Italie par exemple, la fracture entre le Nord riche et surdéveloppé et le Sud sous-développé et livré à la maffia est acceptée – ce serait impensable en France.
La passion américaine pour le respect des règles du jeu s’accommode des fractures sociales ; la passion française pour l’égalité ne s’en accommode pas. Cette exigence d’égalité, cette demande de services publics sont dues à la présence invisible d’un corps politique qui transcende la société civile. C’est parce que le corps politique transcende les régionalismes et les diverses appartenances qu’émane de lui l’exigence d’égalité.
Ces trois symptômes qu’on vient d’analyser (neutralité du souverain, indifférence à la morale religieuse, passion du service public et de l’égalité) sont des révélateurs de la présence d’un corps politique.
Conclusion générale : commentaire du schéma 3
A la question « qu’est-ce que la république laïque ? » le schéma 3 ci-dessous s’efforce d’apporter une réponse pertinente, à la fois claire, distincte et falsifiable. [Télécharger la totalité des 3 schémas en pdf ]
Rupture avec les marqueurs totalitaires |
Rupture avec le théologico-politique |
Face-à-face Etat / Société civile |
Ternarité Etat / Corps politique / Société civile |
|
Démocratie communautaire |
oui (fondation des libertés) |
non | oui (Société civile > Etat) |
non |
République laïque |
oui (fondation des libertés) |
oui (principe de laïcité) |
non | oui (égalité et fraternité républicaines) |
Tout comme la démocratie communautaire, la république laïque a résolument tourné le dos à l’État totalitaire : comme elle, elle est issue d’une authentique rupture avec les marqueurs totalitaires auxquels elle substitue ceux de la démocratie. Puisque la république laïque pratique la distinction des pouvoirs, la circulation de la souveraineté par mandats électifs et par compétences et puisqu’elle veille à la constitution d’un espace critique en garantissant les multiples libertés démocratiques, elle doit être assignée au champ de l’État de droit, aux côtés de sa sœur aînée la démocratie communautaire.
Mais la république laïque se caractérise par une seconde rupture, avec le théologico-politique. Alors que la démocratie communautaire conserve la consubstantialité entre lien religieux et lien politique, la république laïque les distingue et les sépare. Alors que la démocratie communautaire reste fixée à l’horizon multiséculaire du théologico-politique, la république laïque abolit le théologico-politique en séparant les Églises et l’État. Cette séparation est scellée par la loi de 1905 au nom du principe de laïcité.
La démocratie communautaire est fille d’une seule révolution – la révolution démocratique – laquelle consiste en un processus d’inversion des marqueurs. A cette révolution qui donne naissance à l’État de droit, la république laïque en ajoute une seconde, la révolution laïque proprement dite. Celle-ci consiste en une rupture avec le théologico-politique, rupture qui sépare la sphère religieuse et la sphère politique.
La révolution laïque va avoir un second effet : la naissance d’une cité ternaire. La démocratie communautaire conserve le face-à-face entre société civile et État tout en inversant le rapport. Alors que l’État totalitaire, par son hypertrophie, étouffe la société civile, la démocratie communautaire, parce qu’elle institue les libertés civiles et juridiques, permet son développement sous l’arbitrage de l’État. Les libertés civiles en effet favorisent le développement non seulement des arts, des sciences et des techniques, mais aussi des appartenances, des commerces, des entreprises. L’État se contente alors de veiller à ce que la concurrence entre les différents acteurs de la société civile soit soumise aux mêmes règles.
Tout en conservant la dualité État / société civile, la république laïque institue un troisième pôle: le corps politique. La constitution de ce troisième pilier de la cité républicaine est un effet mécanique du principe de laïcité. La séparation du lien politique et du lien religieux a pour effet de rejeter ce dernier vers la société civile. Désormais le lien religieux fonde uniquement le lien communautaire, lien qui unit un corps de fidèles, le corps d’une Église. La forme du religieux ne saurait en aucun cas fonder le lien politique qui unit les citoyens en un seul corps, le corps politique ou corps du souverain.
Au cours de cette conférence, nous avons montré quelques effets de la présence invisible mais efficace du corps politique, notamment la neutralité du souvrain, ainsi que la passion française pour le service public. Cette dernière n’est que la forme matérielle d’une passion issue du corps politique, la passion de l’égalité.
De façon rapide, je voudrais conclure sur la devise de notre République : « Liberté – Égalité – Fraternité ». Les libertés publiques ne sont pas l’apanage de la seule république laïque. Rappelons que la constitution d’un espace critique rendu possible par la multiplicité des libertés est un des marqueurs constitutifs de l’État de droit. Mais le développement de la fraternité et de l’égalité républicaines au travers du développement des services publics est une des spécificités de la République française. Cet intérêt et cette passion pour toutes les formes de solidarité républicaine est due à la présence invisible mais efficace d’un corps politique. Ce dernier est lui-même un effet fondamental du principe de laïcité.