Courrier du 25 février de Charles Arambourou, responsable de la commission Laïcité de l’UFAL à Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité.
Permettez-moi d’abord de vous remercier de votre courrier du 17 février dernier, qui fait à l’Union des Familles Laïques l’honneur de répondre aux observations que je vous ai présentées en son nom le 10 février. Nous considérons avec vous que le débat représente l’essence même d’un régime républicain. Loin de toute polémique ou de tout juridisme abscons, étant entendu que nos interprétations du droit peuvent différer, je voudrais simplement rappeler l’axe principal de mon argumentation.
Le souci de l’UFAL, comme de tous les citoyens attachés à notre République laïque, est celui de la liberté de conscience, qui nous paraît mise en cause par la réduction du débat public aux seules « libertés religieuses ». Or la liberté de conscience précède les libertés religieuses dans la loi de 1905, comme dans l’article 9 de la Convention européenne. Préséance logique, puisque la première inclut les secondes, alors que l’inverse n’est pas vrai. La liberté de conscience, notion duale, est celle de ne pas croire, aussi bien que de croire. C’est la liberté « princeps » proclamée par l’article 1er de la loi de séparation, que la République doit « assurer » -verbe qui implique de sa part un engagement direct, à la différence de « garantir ». C’est à ce titre que je vous ai fait part, notamment, de deux sujets d’inquiétude, qui concernent la façon dont la République protège également les convictions non religieuses.
Commençons par le deuxième point. Votre Guide de la gestion du fait religieux dans l’entreprise privée évoque à plusieurs reprises les « restrictions à la liberté de conscience » des salariés alors qu’il s’agit des « restrictions à la liberté de manifester sa religion » (laquelle est d’ailleurs relative, comme l’a rappelé le Conseil d’État, à la différence de la liberté de conviction religieuse). La liberté de conscience (incluant celle de ne pas croire) est menacée et amoindrie quand on la réduit aux libertés religieuses, en méconnaissance de notre droit. C’est à cette remarque que j’aurais souhaité une réponse : une rédaction juridiquement correcte ne serait-elle pas de nature à rassurer les citoyens attachés à la liberté de conscience ?
Sur l’autre point abordé par votre réponse, ma référence à l’interprétation par la Cour européenne des droits de l’homme de l’article 9 de la Convention visait également à rappeler que la dualité de la liberté de conscience est largement consacrée par le juge international. Les convictions non-religieuses (voire anti religieuses) sont protégées à égalité avec les convictions religieuses. Il est donc parfaitement contraire à la liberté de conscience que le code du travail français (notamment), ne protège que les « convictions religieuses » (avec « les opinions politiques » et « les activités syndicales ») alors même que la loi du 27 mai 2008, comme tous les textes européens, vise « la religion ou les convictions ». C’est un point que, selon l’UFAL, le législateur doit corriger, au nom de la liberté de conscience.
Je n’ai donc jamais affirmé « le droit pour une entreprise privée d’exiger de ses salariés la neutralité religieuse ». Cette phrase ne faisait que reprendre la solution de l’entreprise de conviction retenue par la Cour d’appel de Paris, dont je considère comme vous qu’elle ne dispense pas d’une intervention législative.
J’observe néanmoins que l’arrêt du 27 novembre de ce juge a contredit votre avis du 15 octobre 2013, qui écartait la solution qu’il retient : avant de réitérer votre interprétation, ne valait-il pas mieux attendre l’arrêt à venir de l’assemblée plénière de la Cour de cassation ?
Ces questions de principe étant posées, je m’abstiendrai de développer ici les objections proprement juridiques que suscitent les diverses positions rappelées dans votre courrier du 17 février : le débat est sur la place publique, nul ne l’a encore tranché. Je me permets de vous renvoyer à mes différentes interventions sur le site de l’UFAL. Je ne manquerai d’ailleurs pas de vous communiquer nos réflexions sur la portée de la directive européenne du 27 novembre 2000, dont l’interprétation par le Conseil d’État dans son avis du 19 décembre 2013 diffère légèrement de la vôtre. La déférence due à l’organisme public que vous présidez implique en effet que l’on prenne au sérieux ses arguments, et qu’on les discute si besoin.
Permettez-moi simplement de regretter l’interprétation que vous faites du paragraphe 58 de l’arrêt de Grande Chambre Lautsi c. Italie de la CEDH, qui mérite d’être intégralement cité1. Il paraît bien entièrement transposable à la France, car il s’applique aux « convictions » des « partisans de la laïcité », et nullement au « principe de laïcité » réservé à la sphère publique, lequel n’est, c’est exact, pas entièrement identique en France et en l’Italie.
Mon propos du 10 février n’a pas été entendu, et je le regrette. Il dénonçait précisément cette confusion entre le « principe de laïcité » applicable exclusivement aux pouvoirs et services publics et la laïcité comme conviction philosophique (au sens de la CEDH). Le principe de laïcité de la sphère publique est bien un cadre juridique, et non « une simple opinion », comme nous l’écrivons à l’UFAL dans une brochure pédagogique que je vous prie de trouver ci-joint, point de vue que nous avons toujours défendu contre les partisans de « l’ultra-laïcisme ». Je vous ai donné là-dessus « absolument raison ».
En revanche, dans l’espace civil, qu’il s’agisse de convictions particulières ou d’orientations collectives (professionnelles ou associatives), il existe bien des « laïques », partisans de « la laïcité», « conviction paradoxale » qui en n’en professant aucune les permet toutes. Cette réalité est attestée par deux siècles d’expression philosophique et politique, et juridiquement reconnue, comme démontré par mes soins sur le blog de la philosophe Catherine Kintzler – et comme en témoigne l’UFAL elle-même, membre de l’UNAF.
La laïcité ne saurait être un « monopole d’État ». Pas plus que l’institution de la République n’invalide les « convictions républicaines », celle de la laïcité n’interdit les convictions laïques. Au demeurant, si la laïcité est devenue un principe juridique dans la sphère publique, c’est bien grâce à l’action des partisans de son inscription dans le droit positif : avant d’être l’auteur des lois qui portent son nom, Jules Ferry fut un homme de « convictions laïques ». Si les Républicains ou les laïques cessaient à l’avenir de manifester leurs convictions, les institutions pour lesquelles ils ont agi seraient elles-mêmes en danger : telle est la faiblesse, mais aussi la force, d’un État de droit démocratique.
En espérant vous avoir fait prendre conscience des réelles inquiétudes que nous éprouvons pour la liberté de conscience, je vous prie de recevoir, Monsieur le Président, l’expression de mes salutations respectueuses et de mes convictions laïques et républicaines.
- 58. En second lieu, la Cour souligne que les partisans de la laïcité sont en mesure de se prévaloir de vues atteignant le « degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance » requis pour qu’il s’agisse de « convictions » au sens des articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1 (…). Plus précisément, il faut voir là des « convictions philosophiques » au sens de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1, dès lors qu’elles méritent « respect « dans une société démocratique » », ne sont pas incompatibles avec la dignité de la personne et ne vont pas à l’encontre du droit fondamental de l’enfant à l’instruction (ibidem). [↩]