Jean-Paul Delahaye, vice-président de la Ligue de l’Enseignement, président du Comité National d’Action Laïque, vient de lancer un appel à l’unité des laïques. L’UFAL en a pris connaissance avec attention. Son auteur a en effet quelques références en matière de laïcité1, même si, ancien Directeur général des enseignements scolaires (2012 – 2014), c’est une des voix du « pédagogisme » que nous contestons. Il reste que Jean-Paul Delahaye est une personnalité moins controversée que d’autres à La Ligue : nous pensons aux amis (d’hier) de Tariq Ramadan((Par fraternité républicaine, nous ne rappellerons pas ici les noms.)), pourfendeurs avant tout de « l’islamophobie », d’ailleurs toujours très présents. En recourant à sa plume, la Ligue de l’Enseignement entend-elle faire passer un message de recentrage laïque ? À l’UFAL, nous considérons que l’unité des laïques ne peut se concevoir que sur des bases claire : la tribune du 7 novembre signifie-t-elle que La Ligue de l’Enseignement entend revenir, au moins partiellement, sur ses errements (c’est un euphémisme) passés ?
Un petit pas en avant, mais un lourd passif à rattraper pour La Ligue
Nous n’entendons pas faire ici le procès d’une organisation historique, avec laquelle il nous arrive d’entretenir des rapports ponctuels. Néanmoins, si l’on veut que les choses soient claires, il faut bien rappeler que c’est La Ligue elle-même qui a rompu peu à peu « l’unité des laïques », depuis plus de trente ans, par des abandons successifs de nos principes. Petite liste non exhaustive :
- Invention de la laïcité « ouverte » après 1984, concept soutenu par l’épiscopat, puis par Jean Baubérot (« pacte laïque » avec la fédération protestante, 1989) ; divers autres adjectifs ont été adjoints depuis, dont « plurielle » (1990), qui ont tous pour effet de dévitaliser le principe ;
- Silence sur le dualisme scolaire (enseignement confessionnel financé par l’État) issu de la loi Debré, aggravé par les lois Guermeur, Carle… ; oubli du « serment de Vincennes » de 1960 ?
- Invitation de Tariq Ramadan((Même si ce personnage était un jour déclaré innocent des viols dont on l’accuse, il resterait toujours aussi dangereux, en tant qu’ennemi des principes de la République et partisan propre sur soi du califat.)) dans une commission « laïcité et islam » créée à cet effet par La Ligue (fin des années 90) ;
- Participation, aux côtés de La Ligue des Droits de l’Homme et de la Fédération Nationale de la Libre Pensée, au courant « islamophile », pour qui « les musulmans » seraient les nouveaux « damnés de la Terre », et la prétendue « islamophobie » le premier péril pour la République.
- Aux côtés des mêmes organisations, participation en 2013 à la campagne contre Baby-Loup, crèche laïque à laquelle la Cour de cassation a pourtant donné finalement raison en 2014.
- Toujours avec les mêmes, soutien en 2015 à l’Observatoire de la Laïcité et à son rapporteur général contre Élisabeth Badinter, qui rejetait l’accusation « d’islamophobie », destinée à faire taire les laïques ;
- Réécriture de la Charte de la laïcité à l’école : la « simplification » pédagogique justifie-t-elle la suppression 12 fois du mot « laïcité », et l’ajout 7 fois des termes « religion » ou « religieux » dans la version éditée par La Ligue sous le même titre ?
- Soutien indirect à la contestation permanente de la loi du 15 mars 2004 (réglementant le port des signes religieux par les élèves de l’école publique).
Que Jean-Paul Delahaye proclame, le 7 novembre 2017, que « la laïcité n’a nul besoin d’adjectif pour la définir », ce n’est pas à négliger. De même, sa définition selon laquelle « la laïcité est d’abord une liberté » nous agrée (c’est le titre d’une des brochures de l’UFAL)… À condition de préciser (ce qu’il omet,) que la première des libertés est celle de conscience, non « la liberté religieuse » (contrairement à la réécriture de la Charte de la laïcité par La Ligue). Il le pense, c’est certain : qu’il l’écrive !
Enfin, et ce n’est pas mince, J.-P. Delahaye récuse les accusations de « christianophobie, de judéophobie ou d’islamophobie » visant ceux qui veulent « combattre les atteintes à la laïcité ». Se rangerait-il sur ce point aux côtés de Caroline Fourest ou d’Élisabeth Badinter ? Voilà qui nous changerait du discours habituel de La Ligue.
Cette tribune d’une personnalité républicaine sincère dédouane-t-elle pour autant la Ligue de l’Enseignement des 32 ans de dérive associative rappelés ci-dessus ? Il faudrait que l’organisation aille beaucoup plus loin pour convaincre. La voix d’un seul vice-président, ce n’est pas encore assez…
Une « laïcité duale » dépourvue de pertinence, et le refrain de la « diversité »
Quels que soient ses « bougés », la tribune citée pèche à nos yeux par son analyse. En effet, il ne suffit pas de récuser toute adjectivation de la laïcité : encore faut-il défendre son unité (sa définition constitutionnelle). Car un PRINCIPE (contrairement à une « valeur ») ne saurait avoir plusieurs acceptions. Or Jean-Paul Delahaye — est-ce la contagion de Jean Bauberot imaginant « sept laïcités » ? — croit distinguer « deux courants de pensée » dans le « camp républicain ». L’un « attaché à la diversité », l’autre « à l’unité ». D’où sa motion de synthèse : « la diversité et l’unité pour une émancipation en actes ». Slogan, certes, dont la forme sonne un peu creux((Voir l’antique slogan giscardien : « l’unité dans la diversité », devenu devise de l’Union Européenne)). Mais dont le fond, surtout, souffre de confusion, au moins sur deux points.
Première source de confusion : aucun des « deux courants » supposés n’est défini. Or, soit s’opposent (pour reprendre les termes de leurs adversaires respectifs) « les laïcards » (unité) et les « islamo-gauchistes » (diversité), et ils restent irréconciliables — les seconds étant par définition opposés à la laïcité, et de fait à la République. Soit il s’agit de deux variantes à l’intérieur d’un « camp républicain », et il faut alors se demander s’ils s’opposent vraiment, et sur quoi. Ainsi, l’UFAL et Caroline Fourest, par exemple, ont des points de vue différents sur les parents accompagnateurs de sorties scolaires : cela ne les empêche en rien de « tirer dans le même sens » face aux ennemis de la laïcité. Inutile donc de nous appeler à une unité qui existe déjà. L’une et l’autre, nous avons soutenu Baby-Loup, au nom de la liberté de conscience, fondement de la laïcité comme l’a rappelé la Cour de cassation : tout le monde, on l’a vu, ne peut pas en dire autant. Le « camp républicain » ne coïncide hélas pas avec le « camp laïque », nous le constatons à gauche comme à droite.
Deuxième confusion, beaucoup plus grave : la notion même de « diversité » est profondément étrangère à la logique républicaine. Sous ses variantes « multiculturaliste », « postcoloniale » (voire « dé-coloniale »), « intersectionnaliste », c’est la reconnaissance politique de communautés, essentiellement de « minorités », visibles ou sexuelles. Autrement dit, l’exact inverse de l’égalité républicaine, qui ne se conçoit qu’entre individus, citoyens « libres et égaux ». La reconnaissance de la « diversité » peut parfaitement s’accompagner du maintien des inégalités, de même que l’élection d’un président des États-Unis noir n’a fait en rien reculer les inégalités raciales. Il faut choisir : la diversité ou l’égalité ; dénoncer les « discriminations », ou combattre les inégalités.
Entendons-nous : la diversité existe bien, mais relève du phénoménal, de la réalité sociale empirique. L’égalité, au contraire, est un concept politique a priori, une construction principielle qui nécessite vigilance et lutte de tous les instants et de chaque citoyen. La société est diverse, multiculturelle, etc. : nul républicain ne le conteste, et les militants de la laïcité moins que tous les autres. La République, elle, est indivisible, elle l’est même avant d’être laïque((Art. 1er de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. (…) »)) : qui le conteste peut-il se dire républicain ?
Les laïques ne s’intéressent donc à « la diversité » que pour la dépasser dans « la citoyenneté », c’est-à-dire l’égalité entre les individus. Ils sont alors forcément « attachés à l’unité » de la République, sans « courants » divers. Dans ce cadre, le principe de laïcité est défini par la Constitution, les accords internationaux de la France((Déclaration universelle et Convention européenne des droits de l’Homme, divers pactes internationaux définissant la liberté de conscience.)), et nos lois, construction juridique plus poussée que nulle part ailleurs. Comment donc « défendre et promouvoir » la laïcité sans s’en éloigner, si l’on est plus « attaché à la diversité » qu’à l’unité de la République ?
Enfin, nous ne suivrons pas J.-P. Delahaye quand il dénonce le « combat contre les religions », en l’amalgamant avec le « racisme inavoué » de l’extrême-droite instrumentalisant la laïcité. Si le racisme est un délit, la loi n’interdit en rien le « combat contre les religions » (attention au retour du blasphème !), dès lors qu’il respecte l’ordre public, et les droits et libertés d’autrui.
Sans doute l’auteur de la tribune, par ailleurs républicain incontestable, n’entendait-il pas aller aussi loin. Il reste que son analyse manque trop de pertinence pour ouvrir une perspective vraiment neuve.
Mais « l’unité » des laïques est-elle au fond souhaitable ? À l’UFAL, nous préférons que « cent fleurs s’épanouissent », et que chacun développe son approche spécifique de la laïcité, afin que tous puissent, sur des points et à des moments particuliers, converger pour sa défense et sa promotion. À condition, cependant, d’agir selon des principes clairs (il n’y a pas plusieurs manières divergentes de « Penser la laïcité »((Penser la laïcité, par Catherine Kintzler, éd. Minerve, 2014.)), même si le « débat laïque »((Collection dirigée par Gérard Delfau aux éditions L’Harmattan)) doit se mener entre nous en permanence), et après avoir identifié les clivages pertinents : pas avec n’importe qui (pas le Collectif contre l’islamophobie en France, par exemple !). Ajoutons : en excluant totalement les insultes auxquelles certains se complaisent((Par exemple Réponse aux diffamations de Jean-Marie Bonnemayre (Cnafal) dans les médias de la Libre Pensée (FNLP) et Faute d’arguments, Riposte laïque et la FNLP insultent les militants de l’UFAL)). À ce prix, l’UFAL, sans renoncer à sa critique de certaines positions de La Ligue de l’Enseignement, ou d’autres, prendra sa part à toute action nécessitant une intervention commune et large — comme elle l’a toujours fait.
- En 2004, il a participé au rapport Obin, très critique (enterré par le ministre de l’époque), sur Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires [↩]