François Hollande s’était engagé à « inscrire les principes fondamentaux de la loi de 1905 sur la laïcité dans la Constitution ». Malheureusement, le programme du candidat, publié le 26 janvier, fait apparaître une proposition 46, au mieux rédigée par des amateurs, au pire sournoisement anti-laïque :
« La République assure la liberté de conscience, garantit le libre exercice des cultes et respecte la séparation des Églises et de l’État, conformément au titre premier de la loi de 1905, sous réserve des règles particulières applicables en Alsace et Moselle. »
Sous couleur de défendre la laïcité, on graverait dans le marbre le Concordat napoléonien en Alsace-Moselle ? Même Jean Baubérot s’en est justement ému1… Explications, et conseils.
Pas de laïcité sans séparation des cultes et de la puissance publique !
On se réfèrera à une définition autorisée, donnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme2:
« …la véritable clé de voûte de la laïcité française est la loi du 9 décembre 1905, dite loi de séparation de l’église et de l’État (…). Son article 1er énonce : « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » Le principe de séparation est affirmé à l’article 2 de la loi : « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. »
Le principe de séparation, objet explicite de la loi de 1905 (son titre), constitue la substance même de la laïcité, rompant avec le Concordat (voir encadré ci-après). S’il libère les pouvoirs publics de l’obligation de subventionner les cultes, il représente aussi une chance pour la liberté de religion, qui ne peut plus être soumise aux dictats des politiques.
Pourquoi il faut consolider juridiquement le principe de séparation
Or, c’est justement le principe de séparation qui est aujourd’hui mis à mal, parce que contredit par des normes juridiques d’égale valeur. Son talon d’Achille ? La loi de 1924 réintégrant l’Alsace-Moselle à la République, en maintenant le régime du Concordat dans ces départements3. Mais n’oublions pas les territoires ex-coloniaux où la loi de 1905 ne s’applique pas4 : les collectivités d’outre-mer5, sauf Saint-Barthélémy et Saint-Martin, les départements des Antilles et de la Réunion, mais Mayotte comprise, avec mention spéciale pour la Guyane6. La proposition 46 les omet : préparation insuffisante ?
Comment ces dérogations sont-elles compatibles avec l’article 1er de la Constitution de 1958 (hérité de celle de 1946) : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique, et sociale. (…) » ? Le raisonnement suivi par le Conseil Constitutionnel et le Conseil d’État est le suivant :
- la loi de 1905 ne s’applique pas intégralement sur le « territoire de la République », des régimes ignorant la séparation ayant subsisté, nonobstant les Constitutions de 1946 et de 1958 ;
- ergo, la portée du caractère constitutionnel « laïque » de la République est réduite au « plus petit commun dénominateur » du territoire : obligation de neutralité des pouvoirs publics et d’égalité de traitement à l’égard des cultes7, excluant donc le « principe de séparation » !8
Tant que la valeur constitutionnelle du principe de séparation reste contestée, l’article 2 de la loi de 1905 peut à tout instant être remis en cause, y compris en « France de l’intérieur », par une loi nouvelle, telle l’ordonnance de 2006 étendant les Baux emphytéotiques administratifs à la construction de lieux de culte9.
Comme nous l’avons écrit précédemment10: « tant que la loi de 1905 reste confinée au bas de la hiérarchie des normes légales, la disposition législative de 2006 l’abroge partiellement. », souhaitant alors « une modification de la Constitution introduisant une fois pour toutes une référence à la loi de séparation…».
Bourde ou manœuvre ?
La proposition du candidat du PS, sous sa forme présentée à la presse, loin de répondre à cette exigence, aboutirait ainsi à constitutionnaliser l’exception d’Alsace-Moselle (contrairement d’ailleurs au principe constitutionnel d’indivisibilité de la République) ! On ne peut faire pire.
S’agit-il seulement d’un oxymore juridique issu d’un travail trop rapide, voire perturbé par des considérations électoralistes de dernière minute ? Les plus critiques pourraient bien rapprocher cette disposition du « cheval de Troie » introduit par la proposition de loi sénatoriale du 17 janvier 2011, autorisant, au nom de la laïcité, le subventionnement public des crèches confessionnelles ! Sortons donc de l’ambiguïté.
François Hollande, encore un effort pour être vraiment laïque !
Accordons ici au candidat socialiste à la présidentielle le bénéfice du doute, car il a le mérite politique d’aborder le sujet. Mais disons-lui tout net : « Renoncez à constitutionnaliser le statut dérogatoire des cultes en Alsace-Moselle, sinon vous affaiblissez définitivement la laïcité ! »
Qu’est-ce qui empêche de prévoir pour l’Alsace-Moselle un régime légal transitoire, étalé sur une période suffisante (cela peut prendre une génération…) pour éviter un traitement brutal (épargnons le chômage aux « ministres des cultes reconnus »), et précédé d’une concertation ? Cette disposition relève de la loi organique, supérieure aux autres lois, et ne peut avoir pour objet que l’extinction de tout régime des cultes autre que celui de la loi de 1905. Précisons que seules seraient touchées les dispositions concernant le Concordat et les « articles organiques » de Bonaparte, en aucun cas les autres spécificités de ces départements (régime social, juridique, cadastre, etc.).
L’unification devra inclure explicitement tous les territoires non concernés par la loi de 1905, sous une forme adaptée. Elle paraît immédiatement applicable à la plupart des collectivités relevant des décrets Mandel, mais demandera également une période transitoire au moins pour la Guyane, du fait du subventionnement et du salariat actuels du culte catholique. Les lois organiques devront en outre être prises pendant la législature, la constitutionnalisation figurant parmi les mesures immédiates…
Proposition de reformulation
Risquons donc la proposition suivante -bien évidemment ouverte à toute amélioration :
« La République assure la liberté de conscience, garantit le libre exercice des cultes et respecte la séparation des Églises et de l’État, conformément au titre premier de la loi du 9 décembre 1905. Des lois organiques fixent, avant le 1er janvier 2017, les modalités d’extinction des autres régimes des cultes subsistant sur le territoire de la République.»
Constitutionnaliser la laïcité demande, comme l’écrit Caroline Fourest 11: « bien plus que du cran. Un sacré courage ! » -un courage qui a manqué à tous les gouvernements depuis 1924. Ajoutons : et un peu de travail juridique cohérent…
————————————————————————————————————————————–
RAPPEL : LE RÉGIME CONCORDATAIRE
Une mainmise de l’État sur certains cultes en échange de leur reconnaissance et de leur subventionnement…
L’État reconnaît en Alsace-Moselle quatre cultes : catholique, luthérien, calviniste, israélite, ce qui exclut l’Islam, pourtant largement représenté. Par conséquent, il rémunère leurs prêtres, contrôle leur désignation, nomme leurs dignitaires ; l’enseignement du catéchisme est obligatoire à l’école publique sauf demande déposée en début d’année ; des professeurs de religion passent un CAPES spécifique (créé sous le gouvernement de Lionel Jospin) ; les lieux de culte sont officiellement subventionnés et entretenus aux frais du public, etc.
C’est précisément pour mettre fin à cette confusion du politique et du religieux, et supprimer le « budget des cultes » (il y avait –déjà !- mieux à faire des fonds publics…) que la loi de 1905 a procédé à la « séparation » (son titre !), rupture radicale avec le Concordat !
Et pourtant, le Conseil d’État, bravant la logique et l’histoire, n’a pas hésité à voir dans le Concordat en Alsace-Moselle « une forme particulière de l’organisation des rapports et de la séparation (sic) des Églises et de l’État »12. Autrement dit, la subordination ou la séparation, c’est la même chose !
- « Mettons en avant les libertés laïques », Le Monde du 27 janvier 2012. [↩]
- Arrêts Kervanci c. France et Dogru c. France, du 4 décembre 2008. [↩]
- Avis n° 188.150 des sections réunies du Conseil d’Etat, adopté le 24 janvier 1925 : « le régime concordataire est en vigueur dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin, et de la Moselle. » Etait déjà invoquée la fiction d’un « accord international » avec « le Saint-Siège » (sic) -valant en fait « reconnaissance d’un culte »-, …comme elle le fut en 2009 pour les « accords Vatican-Kouchner » (reconnaissance des diplômes ecclésiastiques). [↩]
- Voir circulaire NOR/IOC/D/11/21265C du 25 août 2011 (Ministres de l’intérieur et de l’outre-mer). [↩]
- Régime des décrets-lois Mandel des 16 janvier et 6 décembre 1939, reconnaissant les « missions religieuses ». [↩]
- Cumulant les décrets Mandel et l’ordonnance de Charles X du 27 août 1828 (toujours en vigueur) : le seul culte catholique voit ses prêtres salariés et ses édifices subventionnés par le département (dépenses obligatoires). [↩]
- Obligation uniquement à l’égard des cultes, alors que la liberté de conscience inclut celle « de ne pas croire » : même l’article 1er est remis en cause… [↩]
- Raisonnement spécieux, puisqu’en énonçant le principe de laïcité de la République, les rédacteurs de la Constitution de 1946 pouvaient difficilement se référer à autre chose qu’à la loi de 1905, y compris son article 2 ! [↩]
- Location d’un terrain public pour 18 à 99 ans, en contrepartie d’une redevance modique (par ex. 1€), à une association cultuelle qui y construit un édifice de culte, lequel deviendra propriété publique à l’expiration du bail. [↩]
- « Conseil d’Etat 5 ; laïcité zéro », blog Mezetulle.net de Catherine Kintzler, août 2011 ; UFAL-INFO n° 45, septembre 2011. [↩]
- « Loi de 1905, la Constitution et le courage », Le Monde, 28 janvier 2012. [↩]
- Rapport public 2004 « Réflexions sur la laïcité », page 269. [↩]