Non, la Cour de justice de l’UE ne vient pas de valider « l’interdiction du port du voile en entreprise » ! Dans un arrêt de Grande Chambre (formation la plus solennelle) du 15 juillet 2021((Plus simple : lire le communiqué de presse de la Cour)), elle a simplement apporté quelques précisions sur les conditions -très strictes- dans lesquelles un employeur privé pouvait imposer à ses employés la neutralité religieuse, politique, ou philosophique.
Si l’on évoque le « port du voile », c’est simplement parce que cette pratique, de loin la plus visible, est revendiquée de façon systématique par les islamistes, au point de donner lieu à des contentieux allant jusqu’à la Cour de justice de l’Union Européenne, voire à la Cour européenne des droits de l’Homme. En l’espèce, la CJUE était saisie par des tribunaux du travail allemands de questions préjudicielles concernant deux entreprises : WABE (crèches privées) et Müller Handels (droguerie), dont deux salariées musulmanes refusaient d’ôter leur voile au travail malgré les « directives internes » en vigueur. Les directives internes (le « règlement intérieur » en droit du travail français) sont les conditions nécessaires, rappelons-le, à toute restriction de la liberté d’expression des salariés : les directives orales ne suffisent pas.
On retiendra ce rappel de la Cour : la « liberté de religion ou de conviction » diffère de la seule « liberté d’opinion » (par exemple politique), et concerne indissociablement le « for interne » (croire) et le « for externe » (manifester ses convictions). L’interprétation, courante en France, selon laquelle « la religion ne concerne que la sphère privée » est donc juridiquement fausse depuis que notre pays a adhéré aux traités européens (Convention des droits de l’Homme, Charte et Traités de l’UE).
L’essentiel de la jurisprudence de la CJUE en la matière remonte à deux arrêts du 14 mars 2017 concernant deux entreprises belge et française((G4S Secure Solutions en Belgique, et Bougnaoui et ADDH en France)), que l’UFAL a commenté pour ses lecteurs. Quatre ans après, notre commentaire paraît toujours pertinent. On s’y reportera pour les explications juridiques de base. L’arrêt du 15 juillet 2021 ne consacre aucun revirement de jurisprudence (contrairement à ce que certains médias ont eu tendance à suggérer), mais se contente d’apporter quelques précisions, les juridictions nationales ayant tendance à marcher sur des œufs dès qu’il s’agit de liberté de religion. Résumons-les.
À l’employeur d’établir que sans neutralité des salariés sa liberté d’entreprendre est lésée
La possibilité pour l’employeur d’afficher une politique de neutralité religieuse, politique et philosophique vis-à-vis de sa clientèle est bien confirmée. D’ailleurs un nouveau motif légitime a été retenu par la Cour pour justifier l’obligation de neutralité des salariés : éviter les conflits internes à l’entreprise1. Mais attention : la Cour exige désormais que l’employeur établisse que le choix de la neutralité répond à un besoin véritable au regard de la liberté d’entreprise (nature de ses activités, contexte dans lequel elles s’exercent, etc.). Exit donc la justification purement idéologique (type « entreprise de tendance laïque »).
On notera que « la bonne marche de l’entreprise », qui justifie, selon l’art. L1321-2-1 du Code du travail français, des restrictions à la liberté d’expression des salariés, n’est pas un critère retenu par la CJUE. C’est heureux, puisqu’il est déterminé par le seul employeur. Or ni la constitutionnalité ni la conventionnalité((Conventionnalité = conformité à un accord international régulièrement ratifié (telle la Charte des droits fondamentaux de l’UE), celui-ci ayant valeur juridique supérieure à la loi.)) de cet art. L1131-2-1 n’ont été à ce jour confirmées : sa solidité juridique reste donc incertaine.
Neutralité = interdiction de tous signes « visibles », pas seulement « ostensibles » !
De façon très classique, les restrictions imposées aux salariés doivent être appropriées et nécessaires (« légitimes et proportionnées »), et par conséquent aussi limitées que possible. Ainsi, la neutralité affichée par l’entreprise ne peut concerner que les personnels en contact avec la clientèle. En revanche, l’obligation de neutralité doit être « générale et indifférenciée », c’est-à-dire couvrir tous les signes de « religion ou conviction », et non certains seulement (par exemple le port d’un couvre-chef) -ce qui constituerait une discrimination. Ainsi, la CJUE considère discriminatoire l’interdiction des seuls signes « ostensibles, ou de grande taille » : en effet, le voile islamique, par exemple, est par nature concerné, contrairement à une croix de petite taille arborée comme bijou. Pour la justice européenne, et fort logiquement, sont donc à proscrire tous les signes « visibles ».
Est ainsi tranché un vieux débat, qu’on a connu en France à l’occasion de la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux des élèves de l’école publique (art. L141-5-1 du code de l’éducation). Notre législateur a donc eu tort de viser les seuls signes manifestant « ostensiblement » une appartenance religieuse : il aurait dû écouter les partisans de l’interdiction de tous les signes religieux « visibles ». Résultat : le caractère discriminatoire de l’art. L141-5-1 du code de l’éducation pourrait être plaidé. Certes, il ne relève pas du code du travail et de la compétence de la CJUE. Néanmoins, l’affaire est peut-être à suivre…
La neutralité religieuse admise comme exigence professionnelle pour l’encadrement des jeunes enfants
Le cas de la crèche WABE donne lieu à des développements de la CJUE particulièrement intéressants, vus de France. On a en mémoire, non seulement l’affaire Baby-Loup, mais les suites qu’a prétendu lui donner le Comité des droits de l’Homme de l’ONU, sans compter la question des bénévoles participant à l’encadrement d’activités scolaires.
Au titre des justifications objectives d’une politique de neutralité, la Cour considère qu’on peut, en premier lieu, tenir compte « notamment des droits et des attentes légitimes des clients ou des usagers. » Et de citer parmi ceux-ci : « [Le] droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, philosophiques et pédagogiques reconnu à l’article 14 de la Charte et de leur souhait de voir leurs enfants encadrés par des personnes ne manifestant pas leur religion ou leurs convictions lorsqu’elles sont en contact avec les enfants dans le but, notamment, de « garantir le développement libre et personnel des enfants en ce qui concerne la religion, la croyance et la politique », ainsi que le prévoient les instructions de service adoptées par WABE. »((Paradoxe : WABE suit en la matière les recommandations de la ville de Hambourg, nullement laïques, mais explicitement multiculturalistes : « [développer] l’estime et le respect des autres religions, des autres cultures et convictions (…) Dans la rencontre avec d’autres religions, les enfants apprennent à connaître différentes formes de recueillement, de foi et de spiritualité. »))
Au passage, on se permettra d’en déduire, contrairement à ce qu’a soutenu le Gouvernement français au cours des débats sur la loi « confortant le respect des principes de la République », que le port de signes religieux par les tiers accompagnateurs bénévoles de sorties scolaires est en lui-même contraire au droit des parents garanti par l’art. 14 de la Charte. Sans doute un argument à exploiter…
La CJUE reprend explicitement la jurisprudence de la CEDH((CEDH Dahlab c. Suisse du 15 février 2001 (licenciement d’une éducatrice de crèche portant un foulard islamique validé).)), selon laquelle la simple « visibilité » d’un « signe extérieur fort » à caractère religieux comme le foulard islamique revêt un caractère prosélyte, d’autant plus s’il s’agit de jeunes enfants. Position contraire, notons-le, à celle du Conseil d’Etat français depuis 1989, relayée systématiquement par feu l’Observatoire de la laïcité : l’UFAL conseille amicalement aux ex juristes de l’ex Observatoire une bonne remise à niveau en droit conventionnel. Dans le domaine éducatif non-confessionnel, la neutralité constitue donc une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » au nom de laquelle un règlement intérieur (code du travail français) peut apporter des restrictions à la liberté d’expression religieuse des salariés.
Or la jurisprudence en question de la CEDH (et de la CJUE) n’est pas admise par le Comité des droits de l’Homme de l’ONU, instance qui veille à l’application par les Etats signataires du Pacte international des droits civils et politiques -sans possibilité toutefois d’infliger des sanctions. Ainsi, le 10 août 2018, le Comité a conclu que la France avait violé ce traité en acceptant le licenciement de la directrice adjointe de la crèche Baby-Loup qui refusait d’ôter son voile. Il reproche à la France, notamment, de ne pas « expliquer suffisamment en quoi le port du foulard empêcherait [la salariée] de mener à bien ses fonctions ». Autrement dit, contrairement à deux juridictions européennes, voire au simple bon sens, ce Comité de l’ONU((A l’exception du juriste tunisien Yadh Ben Achour.)) a considéré que le port du voile par une éducatrice n’était pas un « signe fort », et ne constituait pas une ingérence dans la liberté de conscience des jeunes enfants, pas plus qu’une atteinte aux droits des parents… Est-il osé de penser que la CJUE s’est souvenue de cette divergence jurisprudentielle le 15 juillet 2021 ?
Attention : le « principe de faveur » peut jouer contre la neutralité
Le principe de faveur, en droit du travail, est celui qui fait prévaloir toute norme plus favorable au salarié, quel que soit son niveau dans la hiérarchie juridique (une disposition de convention collective plus favorable peut ainsi l’emporter sur la loi).
De la même façon, la CJUE considère que les dispositions nationales « plus favorables » à la liberté de religion « peuvent être prises en compte » pour apprécier le « caractère approprié » d’une restriction à la liberté de manifestation religieuse des salariés (telle que la politique de neutralité de l’entreprise). Or la Loi fondamentale allemande (art. 4, paragraphes 1) dispose : « La liberté de croyance et de conscience et la liberté de professer des croyances religieuses et philosophiques sont inviolables. » Il y a donc fort à parier que, nonobstant la validation globale de la neutralité en entreprise par la CJUE, les juridictions nationales qui règleront finalement les contentieux WABE et Müller Handles pourront en même temps s’appuyer sur les réponses de la même Cour pour privilégier la liberté de religion des salariées sur la liberté d’entreprendre.
Car dans le domaine de l’entreprise privée, aucun « principe de neutralité » (qui serait une équivalence du principe de laïcité de la sphère publique) ne vaut a priori. Le choix d’une politique de neutralité religieuse ou convictionnelle par l’employeur n’est admis que si celui-ci en démontre la nécessité pour l’exercice sans entrave de la liberté d’entreprise. Conformément aux principes du droit du travail, la directive 2000/78 s’interprète bien comme protégeant les droits des salariés. Parmi ceux-ci figure la « liberté de pensée, de conscience, de religion »((On regrettera la surprenante imprécision de l’arrêt de la CJUE (§ 87 notamment), qui évoque « la liberté de pensée, de conviction et de religion ».)), que la CJUE considère même comme « valeur à laquelle les sociétés démocratiques contemporaines attachent une importance accrue depuis de nombreuses années ». Autant dire que les partisans de « la laïcité à l’entreprise » sont en dehors des clous européens, et que même les dispositions de la loi française paraissent incertaines.
Le seul domaine dans lequel la neutralité paraît recevable au juge européen est celui de l’éducation, spécialement des jeunes enfants : Pouvoirs publics, collectivités locales et associations auraient tort de ne pas s’en saisir.
- Selon ce critère, la « Charte de la laïcité et de la diversité » de l’entreprise Paprec (2014) paraîtrait fondée, à condition de remplacer « laïcité » par « neutralité ». [↩]