Alors que 300.000 enseignants seront formés à la laïcité d’ici à la fin de l’année, Catherine Kintzler, auteur de Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, a accordé un entretien fleuve à FigaroVox. Elle y définit ce principe aussi essentiel qu’incompris.
Catherine Kintzler, née en 1947, est une philosophe française, spécialiste de l’esthétique et de la laïcité. Agrégée de philosophie, docteur d’État en philosophie, elle est professeur émérite1 à l’université Lille III. Elle est l’auteur de «Condorcet l’instruction publique et la naissance du citoyen» aux éditions Minerve. Vous pouvez retrouver ses textes sur son bog ici.
PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO
FigaroVox: Après les attentats contre Charlie, les politiques et les médias ne juraient que par la «laïcité». Aujourd’hui, elle apparaît totalement incomprise et personne ne s’accorde sur sa définition. Que signifie-t-elle exactement?
Catherine Kintzler: Le régime de laïcité est difficile à comprendre car on le confond souvent avec le seul principe de laïcité, or ce régime repose sur l’articulation de deux principes indissociables. D’une part ce qui participe de l’autorité publique est tenu à l’abstention au sujet des croyances et incroyances – c’est le principe de laïcité stricto sensu. D’autre part, partout ailleurs y compris en public, c’est la liberté d’expression, individuelle et collective, qui s’exerce. Le principe d’abstention, ce moment zéro minimaliste, libère ce qu’il ne gouverne pas: l’infinité de la société civile, y compris les lieux accessibles au public, jouit de la liberté d’expression et d’affichage dans le cadre du droit commun.
La méconnaissance de cette dualité entraîne des malentendus – parfois volontaires – et des interprétations abusives qui reposent sur un même mécanisme: on prend l’un des principes et on prétend effacer l’autre. Une première dérive consiste à vouloir étendre à l’autorité publique le principe qui vaut pour la société civile: ce sont les tentatives d’«accommodements», de «toilettage», en fait de reconnaissance des communautés en tant qu’agents politiques. L’autre dérive, symétrique, consiste à vouloir appliquer à la société civile l’abstention que la laïcité impose à l’autorité publique: position extrémiste qui prétend «nettoyer» l’espace social de toute visibilité religieuse (en fait brandie principalement contre une religion). Or la laïcité n’est ni l’un ni l’autre. Elle rend possible la liberté d’expression dans l’espace social en astreignant la puissance publique à la réserve en matière de croyances et d’incroyances. Dès qu’on a une idée claire de cela, on évite les malentendus et les interprétations réductrices.
N’est-elle pas trop abstraite pour nous rassembler?
Dans un régime laïque, chacun peut adhérer à une communauté, mais il n’y a aucune obligation, ni même aucune supposition d’appartenance, aucune assignation.
En distinguant ce qui participe de l’autorité publique et ce qui relève de la société civile, le régime laïque installe une dualité libératrice, une sorte de respiration. Chacun vit cette distinction concrètement ; par exemple l’élève qui ôte ses signes religieux en entrant à l’école publique et qui les remet en sortant échappe par cette dualité aussi bien à la pression sociale de son milieu qu’à une uniformisation officielle d’État. La laïcité offre un double espace, aucun des espaces ne s’imposant constamment et uniformément: chacun peut échapper au lissage de sa vie et de son comportement. Cela est très concret, parce que le concret ici c’est la quantité de liberté qu’une disposition rend possible.
C’est aussi cela qui nous rassemble plus puissamment que ne saurait le faire une fusion, une adhésion immédiate et sans distance, un processus identitaire. Nous nous rassemblons dans une association politique qui permet à chaque liberté singulière d’exister et de coexister avec toute autre: l’association politique n’a pas d’autre finalité. C’est la liberté que nous avons en commun, garantie par l’égalité des droits, c’est elle que nous sommes prêts à défendre, d’un commun accord et non en vue d’une existence fusionnelle qui placerait les droits collectifs au-dessus des droits individuels – la fraternité républicaine n’a rien à voir avec une uniformisation ni avec une collection de communautés elles-mêmes uniformisantes. Dans un régime laïque, chacun peut adhérer à une communauté, mais il n’y a aucune obligation, ni même aucune supposition d’appartenance, aucune assignation.
Réduire la laïcité à une simple définition juridique dans les termes de la loi de 1905 est-il un contresens?
La séparation des Églises et de l’État est constitutive de la laïcité, mais elle ne la spécifie pas complètement. Beaucoup de régimes de tolérance à l’anglo-saxonne ne la pratiquent pas. D’autres l’observent sans pour autant être laïques, comme les États-Unis d’Amérique. Car même dans le cadre d’une séparation Églises-État, un discours religieux peut être tenu par les représentants de la puissance publique, le lien politique peut continuer à être pensé sur le modèle d’un lien religieux, comme si cela allait de soi: l’invocation publique à Dieu, les serments prêtés sur un «livre sacré», les séances de prières publiques sont non seulement licites mais requis ; il en résulte que le moment religieux est politiquement cautionné et que le statut moral des non-croyants est déprécié. Un régime laïque disjoint plus profondément le lien politique du lien religieux, y compris dans sa forme. Le statut juridique, politique et moral des non-croyants, de tous ceux qui ne se rattachent à aucune attitude religieuse (qui par définition ne forment pas communauté – près de 40% en France!) est un critère pour apprécier la laïcité.
Il ne faut pas oublier que la République française n’est pas elle-même complètement laïque, puisque par exemple en Alsace-Moselle existe un droit local qui reconnaît officiellement et salarie sur les deniers publics plusieurs religions et où une législation sur le blasphème n’est toujours pas abolie.
Face à la montée des intégrismes (qui sont par définition diamétralement opposés à toute pensée critique), les autres grandes démocraties ne sont pas mieux loties, et beaucoup, faute d’avoir des dispositions juridiques comme la laïcité, sont davantage exposées aux affrontements communautaires.
Lundi 26 octobre 2015, le Comité Laïcité République a décerné le prix national de la laïcité à Samuel Mayol, directeur de l’IUT de Saint-Denis et le prix international au pianiste turc Fazil Say. Cet événement a donné lieu à une série d’articles souvent violents contre les «laïcards», et cela dans des organes de presse de gauche. Comment l’expliquez-vous?
Je saisis d’abord l’occasion de féliciter les deux lauréats pour leur courage dans la promotion de la laïcité. Moi quand je défends la laïcité je ne risque rien, mais leur exemple, et celui de bien des lauréats des années passées, montre qu’il n’en va pas toujours ainsi.
Alors se faire traiter de «laïcard», hélas ce n’est pas nouveau ; lorsque en 1989 j’ai co-signé la Lettre à Lionel Jospin «Profs ne capitulons pas!»*, que n’a-t-on pas entendu! On nous parle d’amalgame sans songer que parler de «laïcards» c’est faire un amalgame insultant entre d’une part ceux qui soutiennent le régime laïque avec sa dualité (cette respiration dont j’ai parlé plus haut) et de l’autre quelques extrémistes qui prétendent appliquer le principe de laïcité partout, qui veulent «nettoyer» l’espace social de toute présence religieuse. On voit bien à quelles aberrations cela mènerait: si on interdisait le port du voile islamique dans la rue, il faudrait aussi y interdire le port de tee-shirts athées, interdire les signes maçonniques au revers des vestes, interdire le port de la soutane… Ceux qui réclament un tel «nettoyage» réclament bel et bien l’abolition de la liberté d’expression – en fait ils ne la réclament que pour une religion seulement!
Pour Pierre Manent ou Abdennour Bidar, la crise de l’intégration que nous traversons est avant tout une crise
P. Manent renvoie la laïcité à une de ses interprétations par l’opinion et appelle à une forme de communautarisation à marqueurs spirituels.
Spirituelle? Qu’en pensez-vous?
Prétendre commenter Abdennour Bidar et Pierre Manent dans le cadre d’une interview serait faire peu de cas de leurs pensées respectives. Car il faudrait, et cela prendrait un peu de soin, expliquer pourquoi, à mon sens, il est inexact de les placer dans une même catégorie de pensée – surtout en ce qui touche la laïcité. À ma connaissance, A. Bidar soutient la laïcité en se référant à son concept, alors que P. Manent renvoie la laïcité à une de ses interprétations par l’opinion et appelle à une forme de communautarisation à marqueurs spirituels.
Je ferai d’abord remarquer que la «crise» à laquelle vous faites allusion, qu’on la considère ou non comme spirituelle, n’est pas propre à la France. Face à la montée des intégrismes (qui sont par définition diamétralement opposés à toute pensée critique), les autres grandes démocraties ne sont pas mieux loties, et beaucoup, faute d’avoir des dispositions juridiques comme la laïcité, sont davantage exposées aux affrontements communautaires.
Maintenant, qu’en est-il de la référence à l’intégration et à la spiritualité? Et est-ce que toute crise serait une mauvaise chose? D’abord, tout le monde a besoin d’être intégré, personne n’accède par lui-même et spontanément à une culture: il faut pour cela des dispositifs de transmission, on le sait de mémoire d’humanité. Et il est bon que ces dispositifs soient à proprement parler critiques, qu’ils ne reposent pas uniquement sur une imprégnation coutumière et sociale qui divise l’humanité en groupes identitaires. J’entends ici par dispositif critique une appropriation des savoirs, de l’usage de la raison, qui repose sur la possibilité d’un détour, d’une mise à distance vis à vis de ce qu’on croit être, de ce qu’on croit penser, sur la capacité à se fâcher un peu avec soi-même, sur un dépaysement: cet exercice de l’esprit n’est pas nécessairement une «spiritualité» – terme qui peut parfois désigner une soumission à l’autorité d’autrui et qui résonne souvent comme une exclusion de tout courant d’incroyance – il ne requiert pas nécessairement un rapport avec une transcendance.
C’est ainsi que la Révolution française a inventé le dispositif de l’instruction publique, autrement dit l’école publique accessible à tous.
Les injonctions faites aux enseignants les détournent de l’essentiel. On leur demande de négocier avec les élèves, de se justifier, de considérer tout ce qui est extérieur pour différer le moment d’enseigner vraiment. Heureusement, une fois la porte de la classe fermée, beaucoup résistent et font leur travail, contre vents et marées qui les assiègent et qui trop souvent les désavouent.
Votre livre consacré à Condorcet, L’instruction publique et la naissance du citoyen, vient d’être réédité aux éditions Minerve. La crise que nous traversons est-elle également une crise de la transmission? Selon vous, l’école d’aujourd’hui est au mieux «une garderie sociale», au pire «un instrument de discrimination et de soumission». Pourquoi? Et en quoi la figure de Condorcet et sa théorie de l’école peuvent-elles être utiles pour refonder notre système éducatif aujourd’hui?
Lorsque Condorcet présente son projet d’instruction publique, il le fait en articulant conjointement la question de l’autonomie des savoirs et celle du citoyen. On enseigne à l’école ce qui est intrinsèquement libérateur: les savoirs eux-mêmes sont autonomes, ils existent comme des objets libres ; les êtres humains acquièrent la plénitude de leur propre liberté par la rencontre avec ces objets libres. Et cela se fait de manière progressive: on commence par ce qui est élémentaire. Souci de l’élémentarité et de la progressivité ; analogie entre les objets du savoir comme objets libres et la liberté de l’être humain: tels sont les deux piliers soutenant une école laïque, c’est-à-dire une école qui n’est assujettie à aucune transcendance, à aucune finalité extérieure.
Cette conception très moderne, dans laquelle l’école ne compte que sur elle-même, a été obstinément détruite par trente ans d’une sempiternelle «réforme» consistant à renvoyer sans cesse l’école à son extérieur. C’est le sens de ce que j’écris dans l’avant-propos de mon Condorcet: une école qui prend pour règle les faits de société, qui rappelle constamment aux élèves leurs «différences», qui s’appuie même sur elles, cette école est discriminatoire dans son principe et renonce à sa mission qui est d’armer, d’instruire et de faire en sorte que tous commencent en même temps et à égalité. Les injonctions faites aux enseignants les détournent de l’essentiel. On leur demande de négocier avec les élèves, de se justifier, de considérer tout ce qui est extérieur pour différer le moment d’enseigner vraiment. Heureusement, une fois la porte de la classe fermée, beaucoup résistent et font leur travail, contre vents et marées qui les assiègent et qui trop souvent les désavouent.
Si j’ai voulu revenir à la pensée de Condorcet en matière d’enseignement public, ce n’est nullement pour célébrer un culte – ce qui est une manière d’organiser l’oubli. C’est pour rendre disponible la théorie d’un outil très puissant et la hauteur de vue dont nous pourrions nous inspirer efficacement pour reconstruire et réinstituer aujourd’hui une école véritablement libératrice.
Vous devez enseigner sans faiblir, droit dans vos bottes scrogneugneu, mais si des élèves contestent au nom d’une croyance religieuse, mettez en place des techniques d’évitement, et à la fin si ça ne marche pas (et ça ne peut pas marcher dès qu’il y a évitement), fuyez.
Par souci de ne pas heurter les croyants, le «livret laïcité», distribué aux équipes éducatives des écoles, préconise d’éviter la confrontation entre discours religieux et savoir scientifique. Que cela vous inspire-t-il? Est-ce vraiment possible sans bouleverser complètement notre manière d’enseigner l’histoire ou la science? Le risque n’est-il pas de verser dans le relativisme?
Ce livret laïcité est en soi une bonne idée, il rappelle utilement la législation laïque très dispersée en l’appliquant à des cas concrets. Mais l’exemple que vous prenez est révélateur d’une tonalité générale qui rejoint ce que je disais à l’instant au sujet d’une école vouée à son extériorité. Le livret ne dit pas ex abrupto qu’il faut éviter la confrontation entre savoirs et croyances religieuses: il le dit après avoir affirmé le contraire sous forme de principe. On retrouve un scénario qui nous a été servi plusieurs fois et dont le modèle classique en trois actes a été fourni en 1989 par Lionel Jospin au sujet du port des signes religieux à l’école publique. Acte I: l’école publique est laïque, c’est un principe intangible. Acte II: lorsque des revendications religieuses y sont avancées, il faut négocier. Acte III: si la négociation échoue, il faut se coucher. Tout cela au lieu de réactiver les circulaires Jean Zay – il a fallu, après quinze ans d’hésitations, monter au niveau législatif pour en sortir. Najat Vallaud-Belkacem nous a repassé le film sous forme de saynette au sujet des accompagnateurs scolaires. Maintenant on a une version dans le genre de la farce: vous devez enseigner sans faiblir, droit dans vos bottes scrogneugneu, mais si des élèves contestent au nom d’une croyance religieuse, mettez en place des techniques d’évitement, et à la fin si ça ne marche pas (et ça ne peut pas marcher dès qu’il y a évitement), fuyez. C’est bien l’extériorité qui dicte ses impératifs. Quelle confiance les élèves peuvent-ils faire à une école vacillante par principe, quelle confiance les parents peuvent-ils faire à une école qui commande à ses enseignants d’abandonner toute exigence «pour avoir la paix»? Vous parlez de relativisme, oui c’est un des risques. Laisser entendre que le doute de fluctuation («tout se vaut») est l’équivalent du doute méthodique (douter pour mettre à l’épreuve: le vrai est ce qui résiste aux tentatives de falsification), confondre critique systématique et pensée critique, c’est avouer qu’on veut un enseignement invertébré. Confondre «négocier en évitant les vagues» et «expliquer, établir, argumenter en affrontant l’opinion courante», c’est laisser croire que la connaissance obéit à ce qui lui est étranger. En outre confondre le «respect» des demandes et le droit à l’instruction, c’est une faute politique: les élèves ont le droit, quelle que soit leur condition sociale, quelles que soient leurs prétendues «origines», de de bénéficier d’un enseignement vraiment instructif et laïque, fondé sur la raison et sur l’expérience.
*«Lettre ouverte à Lionel Jospin», par Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler, Le Nouvel Observateur, 2 novembre 1989.
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