L’année 2009 aura vu le retour de l’État dans l’économie et de Keynes dans les médias, y compris dans ceux dont les positions doctrinales sont a priori les plus éloignées des siennes : dès le mois de janvier, Le Figaro en a fait l’homme de l’année, Les Échos suivant en novembre, comme si le temps de la réflexion en avait finalement imposé l’évidence. Entre-temps, même Le Monde et Libération ont donné la parole à des keynésiens, fussent-ils les plus improbables. Cependant, le Keynes qui réapparaît malgré les injonctions passées de l’oublier, est amputé de sa dimension critique, réduit à celui au nom duquel les États ont pu gérer les « 30 glorieuses » avec les outils d’analyse qu’il avait conçus dans un but tout autre : non pas simplement gérer le capitalisme, mais le conduire vers son au-delà, l’économie de marché.
Cette affirmation peut surprendre : Keynes n’est pas considéré comme le sauveur de l’économie de marché, l’inspirateur des politiques anti-crise des années trente et et de leur contrôle dans l’après-guerre, au moins jusqu’à hier, permettant ainsi la croissance régulière des « Trente glorieuses » ? ne lutta-t-il pas constamment contre le bolchevisme en défenseur affirmé de la liberté individuelle et de l’initiative privée ?
Certes, tout cela est vrai, mais ce n’est pas incompatible avec l’idée d’un Keynes anti-capitaliste si on sait − ou n’oublie pas − qu’il distinguait l’économie de marché (la libre entreprise) et l’économie capitaliste, qu’il appelait « économie monétaire de production ». Ce qui caractérise cette dernière, c’est d’être, à l’opposé de l’ « économie de salaires réels » des classiques, une économie salariale (comme celles de Smith ou Marx), c’est-à-dire une économie centrée sur la valorisation des biens capitaux et dans laquelle les salaires sont directement monétaires, négociés en quantité d’argent dans le cadre du rapport de forces salariés-capitalistes et non fixés par un hypothétique marché du travail.
La différence entre marché et capitalisme vient, chez Keynes, de la rareté du capital, qui lui attribue une rente sous le nom de profit, ce qui pèse sur la capacité d’investissement et la création d’emplois. Or, pour Keynes, le chômage est le fondement de l’attrait des idées bolcheviques auprès des classes laborieuses, attrait qu’il convient de combattre en passant par la case intervention de l’État, seule arme efficace à terme.
En effet, à court terme, dit-il, dans une économie mondiale ouverte en régime d’étalon-or, un pays peut toujours s’en sortir en baissant les salaires, mais il déclenche alors les hostilités commerciales entre nations, ce dont on ne peut attendre que chômage et misère généralisés : le laissez faire ouvre un boulevard aux idées révolutionnaires. Tandis que si on libère le marché des entraves dues à la rareté du capital, on résout définitivement le problème économique : l’attitude libérale réaliste (« scientifique ») consiste non pas, comme le fait l’orthodoxie, à nier les problèmes inhérents au capitalisme, mais à les éliminer, ce qui suppose l’intervention constructive de l’État, intervention qui prendra fin d’elle-même dès lors que sera instaurée l’abondance.
Nous verrons d’abord en quoi Keynes est incontestablement libéral alors même que son nom est attaché à l’intervention de l’État, à telle enseigne que le retour de l’État à la suite d’une gestion simplement pragmatiste de la crise est identifié comme retour de Keynes dans les idées économiques. Nous montrerons alors que bien au-delà du simple keynésianisme standard, boîte à outils de gestion de la demande, l’analyse de Keynes poussée au bout de sa logique est un anti-capitalisme (utopique).
Keynes, libéral hétérodoxe …
Bien qu’il fut en son temps qualifié de « communiste » par H. Ford, qui lui reprochait ses recommandations interventionnistes (pour relever l’économie, le gouvernement doit dépenser à crédit), Keynes était incontestablement un économiste libéral tout en étant un adversaire de l’orthodoxie financière que prônaient les économistes libéraux qu’il qualifiait de classiques. Il revendiquait haut et fort son libéralisme, car il était convaincu que « l’individualisme, est la sauvegarde de la liberté personnelle », mais il ajoutait : « s’il peut être débarrassé de ses défauts et de ses excès » (Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936, abrégé en TG, p. 373) et il précisait que la correction desdits défauts et excès nécessite l’intervention de l’État.
Un libéral revendiqué, mais hétérodoxe…
Son point de vue libéral, Keynes l’a maintes fois et fortement revendiqué, tout en se démarquant des thèses dominantes de son temps en faveur du complet « laisser-faire le marché ». Dès les années 20, pas encore totalement démarqué de l’analyse classique, Keynes recommande de soutenir la consommation ou l’investissement, ainsi que de piloter la monnaie.
Ainsi, pour remédier au chômage permanent qui caractérise les années 1920, il reprend les vieilles solutions interventionnistes de travaux publics (logement, infrastructures de transport…) mises en œuvre dans chaque période particulièrement critique de l’économie capitaliste, par exemple les ateliers nationaux au 19ème (pour la bourgeoisie non éclairée, une « bonne guerre » est aussi une bonne solution pour éviter la « bonne vieille révolution » qui pourrait menacer). Parallèlement, concernant la monnaie, il s’oppose au retour à l’étalon-or imposant l’automaticité de la gestion de la monnaie (on dirait aujourd’hui le monétarisme) et proteste contre la volonté des autorités monétaires britanniques de restaurer la parité-or de la livre sterling au cours en vigueur avant-guerre (et qui perdurait, via de multiples interruptions, depuis début du 18 ème siècle) ; il se livre aussi à une furieuse polémique contestant les thèses de ses confrères qui soutiennent l’orthodoxie financière du « point de vue du Trésor » dans sa gestion des affaires financières.
Mais Keynes assure dans le même temps, dans le combat intellectuel, que « la lutte des classes [le]trouvera toujours du côté de la bourgeoisie éclairée pour la défense de la société de liberté individuelle ». Il précise bien que cette bourgeoisie éclairée doit « promouvoir la justice sociale et économique tout en respectant et protégeant l’individu », car écrit-il en 1925 dans sa « Lettre ouverte aux présidents de banque », si on ne l’écoute pas, l’échec du marché à stabiliser la situation sociale détournera le peuple de la société civilisée reposant sur l’initiative privée, c’est-à-dire le marché et la libre entreprise. Et dans le combat politique, il s’engage avec le parti libéral auprès de Lloyd George contre les socialistes et ferraille contre la « théorie des hauts salaires » de Maurice Dobb, selon laquelle une amélioration du niveau des salaires serait favorable à l’emploi et au bien-être de la population : pour Keynes, mieux vaut laisser fixer les rémunérations par le marché et les corriger ensuite par la redistribution fiscale (on ne tue pas la poule aux œufs d’or, on lui taxe des œufs), seule façon de garantir à la fois l’efficacité économique et la justice sociale.
Avec la crise de 29 et l’échec concomitant du Traité de la monnaie, il entreprend de donner une base analytique plus solide à son hétérodoxie, mais en cherchant à « saper les bases ricardiennes du marxisme » : ce sera la TG, dont la méthode préfigure l’analyse systémique la plus moderne et qui permet de comprendre en quoi le libéralisme réel (« scientifique ») de Keynes est logiquement anti-capitaliste.
… parce que non néo-classique
En effet, avec la TG, Keynes réussit à fonder un libéralisme hétérodoxe, en s’appuyant sur une analyse qui, à la fois, sauve la primauté du marché et appelle/légitime l’intervention de l’État, parce qu’il y abandonne radicalement l’approche « individualiste » du marché qui caractérise la théorie néo-classique (TNC).
Cette TNC autoproclamée « science économique », c’est-à-dire productrice unique et universelle des lois économiques, s’est construite au 19ème siècle contre les conséquences critiques de l’économie politique ricardienne (émergence du socialisme ricardien et du marxisme). Cette dernière concluait à l’opposition des intérêts de classe comme conséquence logique de la loi de la valeur-travail. Pour annihiler les critiques du pouvoir de la bourgeoisie, les idéologues du capital sont revenus, à la suite de Nassau Senior, à la valeur-utilité, donc au seul échange comme constitutif du lien social entre individus. En ramenant tout au marché, y compris la production elle-même qui n’est plus qu’échange de services producteurs en vue de transformer des utilités consommées, la TNC met en avant la souveraineté du consommateur, dont les choix libres déterminent l’état optimal de l’économie, ils déchargent les capitalistes entrepreneurs-producteurs de toute responsabilité dans les dysfonctionnements du marché. Elle retrouve ainsi les conclusions ultra-libérales de J-B Say et F. Bastiat, optimistes invétérés qui proclamaient que pour peu que rien n’entrave le libre jeu du marché, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
En réintroduisant la production et la monnaie-richesse, Keynes revient à l’économie politique, qui traite non d’individus, mais de classes sociales, non de comportements individuels commandés par des calculs rationnels, mais de comportements commandés par la place sociale, c’est-à-dire par la place de chacun dans la reproduction du système économique et de la structure sociale de classes qui lui est associée. Ainsi, par exemple, la consommation est commandée par le « train de vie » (en français dans le texte). Dès lors, comme chez Marx, la liberté individuelle repose logiquement sur la suppression des effets contraignants de cette structure de classes, mais à la différence de Marx, Keynes ne théorise pas la suppression des classes, seulement la neutralisation de la classe parasite, la classe rentière. L’État n’est pas dissous par la révolution communiste, il est réduit à ses fonctions régaliennes de contrôle du marché par l’euthanasie du rentier et la fin concomitante du « problème économique ».
Chez Marx, les classes sont définies par le rapport de production capitaliste, et comme la domination de classe ainsi que les crises sont inscrites dans ce rapport, la liberté passe par la suppression du rapport capitaliste et des classes qui vont avec. Chez Keynes, ce qui fait problème n’est pas la structure de production capitaliste, mais la contrainte de rareté du capital (des biens capitaux) liée au tribut prélevé par les rentiers : entrepreneurs et salariés peuvent vivre en bonne intelligence si la chape de plomb rentière ne bride pas la capacité de création des richesses nécessaires au bien-être de tous.
En théorisant l’économie capitaliste comme pure économie de marché, en réduisant toute activité économique à l’échange marchand, l’individualisme méthodologique en général et la TNC en particulier fondent un libéralisme qui exonère la production capitaliste de toute responsabilité sociale. La science économique est vulgairement apologétique.
…et donc logiquement anti-capitaliste
Le libéralisme de Keynes est anti-capitaliste dans sa quête de la transformation de l’économie monétaire de production en économie de marché. Pour lui, la société individualiste, à laquelle va sa préférence, est en danger car elle « souffre de deux vices fondamentaux » : le chômage quasi-permanent et l’injuste inégalité sociale, et pour la sauver, il faut les éradiquer.
L’économie politique de Keynes contient des éléments positifs en ce sens, tels la dépense publique à crédit ou la gestion de la monnaie, éléments que la « science » a pu récupérer dans le cadre du « keynésianisme de la synthèse », mais ces éléments n’ont d’efficacité réelle que dans la perspective critique qui fut celle de Keynes : le traitement radical du problème économique et non sa gestion à court terme. (Si pendant les « Trente glorieuses » le keynésianisme a fonctionné, c’est qu’on y allait vers toujours plus d’économie mixte, jusqu’à ce qu’on bute sur la baisse tendancielle du taux de profit et l’impasse de l’État-providence.)
Et comme l’articulation de la gestion d’un présent capitaliste et de la construction de l’avenir libéral implique l’euthanasie du rentier, il s’agit bien chez Keynes d’un anti-capitalisme, puisqu’il définit le capitalisme par le « pouvoir oppressif » de celui qui possède l’argent.
Le capitalisme ne peut fonctionner qu’avec l’intervention de l’État…
Dans la ligne d’Adam Smith, Keynes considère que le marché effectue correctement les choix d’affectation des ressources productives aux différents biens et services, mais que ledit marché ne fixe pas le niveau des salaires ni celui des taux d’intérêt, parce qu’il n’y a pas de marché du travail ni du capital. En effet, chez l’un comme chez l’autre, ces prix sont le résultat d’un rapport de forces inégales, entre salariés et employeurs d’un côté, entre débiteurs et créanciers de l’autre. Pour Smith, l’interdiction faites aux travailleurs de s’associer permet aux « maîtres du travail », que « nul ne peut empêcher de dîner ensemble » d’imposer le minimum vital (évidemment pas biologique, ce qui n’aurait pas de sens, mais plus ou moins conventionnel). De même, poursuit-il, le besoin d’argent des uns permet aux autres d’imposer des taux usuraires et l’État doit intervenir.
Pour Keynes, les salariés doivent travailler pour simplement vivre et le salaire est le résultat d’une convention sociale qui fixe leur « train de vie », tandis que les taux de l’intérêt résultent d’un ensemble de conventions qui constituent un pari collectif incluant prêteurs, emprunteurs, autorités monétaires, etc., sur l’avenir du monde, radicalement incertain et donc imprévisible par quelque calcul que ce soit : « le taux de l’intérêt est un phénomène hautement psychologique » (p. 211). La finance est certainement utile, en centralisant les ressources d’épargne et favorisant l’investissement, mais la spéculation en est indissociable. Et celle-ci peut bloquer l’investissement si elle ne croit pas en sa rentabilité alors même qu’elle serait réelle : « certaines catégories d’investissement sont gouvernées moins par les prévisions véritables des entrepreneurs de profession que par la prévision moyenne des personnes qui opèrent sur le Stock Exchange, telle qu’elle est exprimée par le cours des actions » (p. 164). Le salut pourrait alors venir « d’une lourde taxation d’État frappant toutes les transactions » (p. 172), mais cela n’empêcherait pas celui qui doute de l’avenir de recourir à « d’autres moyens de conserver son épargne » s’il en existait, et comment empêcher cette existence ?
Sur cette base, Keynes élabore un modèle de fonctionnement du système capitaliste qui fait apparaître deux variables de commande, c’est-à-dire extérieures au mécanisme de marché : la demande et le taux de l’intérêt. Le « keynésianisme standard » s’est emparé de ce modèle pour en faire la boîte à outils de l’intervention étatique car les mécanismes globaux qu’il intègre sont incontestablement pertinents dans certaines conditions, telles celles des « Trente glorieuses ». Mais Keynes était à la fois plus audacieux et plus prudent dans ses conclusions.
Plus audacieux, car l’État pouvant jouer sur la première via la dépense publique à crédit, principalement l’investissement public : « nous nous attendons à voir l’État, qui est en mesure de calculer l’efficacité marginale des biens capitaux avec des vues lointaines et sur la base de l’intérêt général de la communauté, prendre une responsabilité sans cesse croissante dans l’organisation directe de l’investissement » (p. 176). Cette part, précise-t-il de ci de là, peut aller, selon la nécessité, jusqu’à la moitié ou les trois-quarts du total ! Certes, cette socialisation de l’investissement doit rester transitoire, mais le pragmatisme doit primer s’il est préférable d’y recourir dans des circonstances exceptionnelles (grave dépression, guerre…) dans lesquelles ne peut suffire l’intervention structurelle, plus compatible avec le marché (cf infra).
Plus prudent, car si l’État peut agir aussi via le taux de l’intérêt, l’action monétaire est plus aléatoire, étant donné, dans certains cas, la dimension hautement spéculative des comportements individuels en réponse aux décisions publiques en la matière : « il est improbable que l’influence de la politique bancaire sur le taux de l’intérêt suffise à amener le flux d’investissement à sa valeur optimum » (p. 371). Et Keynes en vient à douter de l’opportunité même de cette intervention quand peuvent surgir « les trois dangers » de l’inflation, de la dette publique et du déficit des paiements extérieurs.
…qui doit sauver le marché par une intervention structurelle
La faiblesse congénitale du marché est donc qu’en économie monétaire de production, il est incapable de gérer le niveau d’utilisation des ressources : « le volume de la production est gouverné par des forces extérieures à la conception de l’école classique », mais cela ne condamne pas le marché : cela « ne conduit pas à abandonner le Système Manchester, mais simplement à indiquer quelle sorte d’environnement le libre jeu des forces économiques exige pour que les possibilités de la production puissent être toutes réalisées » (p. 372).
Keynes pense donc qu’il faut construire cette « sorte d’environnement » nécessaire, alors que Hayek, avec qui il est d’accord sur le type idéal de société, pensait qu’il émergerait spontanément du libre jeu de choix individuels garanti par la pleine propriété privée.
L’intervention structurelle adéquate peut sauver le marché par le haut, si elle peut « éviter une complète destruction des institutions économiques actuelles » tout en permettant « un fructueux exercice de l’initiative individuelle » (p. 373). Elle exclut donc toute forme de « socialisme d’État », toute forme de collectivisation. « Si l’État est en mesure de déterminer le volume global des ressources consacrées à l’augmentation des moyens de production et le taux de base de la rémunération allouée à leurs possesseurs, il aura accompli tout le nécessaire ». Autrement dit, il doit agir sur le volume de l’investissement et sur celui de la consommation, pour les fixer tels que le plein emploi en résulte, car « il est certain que le monde ne supportera plus très longtemps l’état de chômage qui est une conséquence inévitable de l’individualisme du régime capitaliste moderne » (p. 374).
Pour ce faire, qui signifie changer les conventions de revenu et supprimer la rente de rareté du capital, l’État dispose d’abord de l’important moyen de la redistribution des revenus via fiscalité, sur les successions et sur le revenu, et de l’action sur le taux de l’intérêt.
S’agissant de la fiscalité, la société a certes besoin de l’aiguillon du gain pour fonctionner efficacement, mais « l’inégalité des revenus ne justifie pas l’inégalité des héritages ». Dès lors, on peut tout à fait envisager de renforcer les droits de succession afin de réduire le poids de l’impôt sur le revenu de ceux qui dépensent : une telle réduction des inégalités de revenu renforcerait la propension à consommer et stimulerait en conséquence l’investissement.
Quant à l’inégalité des revenus, elle est normalement acceptable, mais on peut tout de même la corriger, car il n’y a aucune raison que les rémunérations soient aussi élevées qu’elles le sont : des rémunérations inférieures « seraient tout aussi efficaces dès l’instant que les joueurs y seraient habitués » (p. 368).
L’État dispose d’un second moyen, parallèle, qui est de poursuivre un objectif de baisse continue du taux de l’intérêt, afin de rendre profitable le moindre investissement à faible rendement nécessaire au plein emploi. Alors, à mesure que se réduit la rareté du capital, dont Keynes est convaincu que la demande est limitée par la saturation des besoins, disparaît la rente que lui confère ladite rareté en sus du profit qu’on peut considérer comme normal : amortissement, couverture du risque, compétence de l’entrepreneur. Mais l’essentiel est au-delà de cette différence quantitative, dans le changement qualitatif qui en résulte : l’entrepreneur change de nature, de capitaliste qui cherche à valoriser son stock de biens capitaux (dans le cycle A-M-A’ que Keynes reprend de Marx), il devient manager, au sens de professionnel de la gestion d’entreprise dans un but, non financier, mais productif de richesse. Cet entrepreneur-là, « administrateur de biens capitaux réels », dont la fonction « consiste à prévoir le rendement escompté des actifs pendant leur vie entière » (p. 170), n’a plus droit au profit de rareté du capital, il est rémunéré selon son apport productif, l’économie peut devenir une économie de marché.
Ainsi, l’intervention libérale de l’État selon Keynes aboutit à l’euthanasie du rentier, de « l’homme aux écus » de Marx. On peut à bon droit parler d’un Keynes anti-capitaliste parce que libéral, la libération du marché de ses entraves faisant du propriétaire des moyens de production non plus un capitaliste rentier, mais un capitaliste-entrepreneur, et cela change tout, puisque le marché, incapable de fixer le niveau d’utilisation des ressources au plein emploi, est libéré de cette difficulté. Marx libère l’homme en libérant le prolétaire, Keynes en libérant l’entrepreneur (pas le capitaliste ! ).
Il ne s’agit donc pas, chez Keynes, de l’anti-capitalisme radical de Marx, qui met en cause le rapport de production capitaliste, c’est-à-dire la production de plus-value au profit du possesseur des moyens de production. Comme toute critique, celle que mène Keynes ne peut pas aller au-delà de la définition de ce sur quoi elle porte, mais elle pointe néanmoins utilement des « vices marquants du monde économique dans lequel nous vivons ». Cependant, il est remarquable qu’au-delà de cette opposition essentielle, Keynes comme Marx pensent tous deux que le monde nouveau est à portée de main : quand Marx voit la Révolution imminente, Keynes estime, pour peu qu’on l’écoute, à 25 ans, le temps d’une génération, le temps nécessaire pour mettre fin au « problème économique ».
Au total, Keynes ajoute une troisième forme d’anti-capitalisme aux deux formes traditionnellement retenues : la « bonne vieille révolution » du socialisme scientifique ou utopique et la réforme de la bonne vieille social-démocratie. Cette troisième forme, qui n’est pas une troisième voie, est complètement utopique dans sa croyance qu’on peut mettre fin au conflit de classe en mettant fin au seul « pouvoir oppressif additionnel » (p. 369) attribué au capitaliste par la rareté du capital qu’il possède. Mais, à l’heure de la nécessité non plus « de comprendre le monde, mais de le transformer », c’est une utopie réaliste si elle peut aider au redressement de la voie réformiste, en fournissant des outils pour penser un socialisme libéral et pour dénoncer le néo-libéralisme comme horizon indépassable de toute approche individualiste du marché, qu’on la nomme « économie sociale de marché », libéralisme social, ou encore social-démocratie moderne. Car il faut bien vivre en attendant le « grand soir » ou la fin du rentier, et on vit à court terme : comme écrivait Keynes en 1923, « à long terme nous sommes tous morts, les économistes se donnent une tâche bien simpliste, bien inutile, s’il s’agit seulement de nous dire qu’après la tempête, l’océan sera calme de nouveau ».
D’après une présentation aux Rencontres « Actualité de Marx et pensées critiques », IEP de Bordeaux, décembre 2009. Ce texte sera bientôt sur le site d’Espaces-Marx et dans la Lettre trimestrielle n° 34.