Entretien avec le philosophe Henri Pena-Ruiz, dans l’Humanité, le 29 décembre 2010.
Henri Pena-Ruiz fut membre de la commission Stasi sur la laïcité dans la République. La laïcité reste, pour lui, un combat d’actualité intimement lié à l’émancipation.
Comment expliquer que la laïcité revienne si régulièrement dans les débats français ?
Henri Pena-Ruiz Actuellement, il existe une stratégie des anti-laïcs qui consiste à dire que la laïcité est une réalité propre à la France, un « particularisme » qu’ils veulent supprimer. Les mêmes ont inventé les notions de « laïcité ouverte » ou « positive ». Celles-ci n’ont aucun sens sinon celui d’un rejet hypocrite de la laïcité. Parle-t-on de justice sociale ouverte ou de droits de l’homme ouverts ? En réalité la laïcité, sans adjectif, peut intéresser toute l’Europe. En Espagne, par exemple, les laïcs dénoncent l’octroi de fonds publics à l’Église alors que les services publics, communs aux croyants, aux athées, et aux agnostiques, sont maltraités. La laïcité n’est pas « française » par essence, mais de portée universelle. Dit-on que les droits de l’homme sont français, l’habeas corpus anglais ou la pénicilline écossaise ? Il est vrai que la France reste l’un des pays qui a séparé le plus nettement l’État de l’Église. La laïcité appelle une stricte égalité de traitement entre les croyants, les athées et les agnostiques ; il n’y a donc pas de raison de créer des privilèges publics pour la religion, pas plus que pour l’athéisme.
Qu’en est-il du débat sur la pratique des cultes ?
Henri Pena-Ruiz. Il convient d’abord d’éviter toute confusion entre immigrés et croyants pratiquants. L’immigration maghrébine et turque en France est faite de travailleurs qui contribuent à produire la richesse du pays. Ils méritent donc exactement les mêmes droits que les travailleurs français. Parmi ces immigrés, certains seulement se reconnaissent dans l’islam. Il y a environ 5 millions de personnes issues de l’immigration maghrébine et turque. Il y aurait parmi eux 15 % de pratiquants, c’est-à-dire qui se rendent à la mosquée, et 85 % de personnes qui ne sont pas musulmanes ou qui, si elles le sont, appliquent les principes religieux dans leur vie quotidienne sans rien exiger de plus. En revanche, ces personnes attendent de la République qu’elle joue son rôle social, et soit donc présente dans les grands services publics d’éducation, de culture, de santé. Il faut éviter l’erreur de croire que, pour mettre à égalité les citoyens musulmans avec les catholiques, il faudrait construire des mosquées grâce aux fonds publics. La justice sociale consiste à s’occuper d’abord de ce qui est commun à tous les hommes : l’accès aisé à la culture, à la santé, à l’éducation, à un logement décent. La gauche n’a pas à se soucier des 15 % de personnes croyantes pratiquantes, mais des 100 % de personnes qui aspirent à ce qui importe à tous. Ce n’est pas le rôle d’un État laïc de construire des mosquées ou des églises, mais c’est son rôle de faire des écoles publiques, des hôpitaux publics, des logements sociaux accessibles à tous. D’ailleurs il s’est construit 2 400 salles de prière ces dernières années : c’est désormais une légende de considérer que les citoyens de confession musulmane prient dans des caves. À Paris, il existe des mosquées vides, alors que des personnes prétendent prier dans la rue, à l’appel de responsables religieux salafistes. Il est clair ici que la religion n’est qu’un prétexte à une démonstration de défi à l’égard des lois de la République laïque. Il ne faut pas se tromper de combat. La religion n’est pas un service public, et elle est dans certains cas instrumentalisée contre les droits des femmes, contre la culture, contre la libre disposition de soi. La gauche ne doit pas laisser la défense de la laïcité à la droite, qui d’ailleurs l’a copieusement bafouée en subventionnant les écoles privées religieuses alors qu’elle ne cessait d’aggraver les conditions matérielles de l’école publique par des milliers de suppressions de postes. La boussole, en la matière, est simple : tout l’argent public pour les services publics, qui sont universels, donc communs aux croyants et aux athées. Justice sociale et laïcité sont indissociables : il y a des vases communicants. Un rappel. Au moment où Jean Jaurès préparait la loi de séparation de l’État et des églises, il pensait déjà aux retraites ouvrières. L’argent qui ne va plus aux cultes peut désormais être consacré à l’intérêt général. Les retraites ouvrières sont communes aux croyants et aux athées. Aujourd’hui c’est l’inverse : l’État se prétend trop pauvre pour assurer ces retraites, mais il se découvre assez riche pour financer des religions qui n’engagent que les croyants…
Pourquoi de telles idées sont-elles masquées par des faux-semblants ?
Henri Pena-Ruiz. Les responsables politiques doivent avoir le courage de dire que la religion n’engage que les croyants. Lorsqu’un croyant va à l’hôpital, il doit être soigné gratuitement au lieu de payer ses soins chaque fois plus cher du fait de la logique des dépassements d’honoraires et des franchises médicales, qui a introduit une médecine à deux vitesses. Ainsi, il fait des économies sur les soins et peut plus aisément se cotiser avec d’autres croyants s’il veut financer son culte, dans la sphère privée. On rend un très mauvais service à la population issue de l’immigration maghrébine ou turque en l’amalgamant aux religieux qui défient la République laïque. La laïcité, l’égalité des sexes, le droit aux études et au savoir ne doivent pas être entravés par des traditions rétrogrades. Il faut lutter résolument contre les discriminations sociales qui frappent certaines populations. Mais ce n’est pas une raison pour entrer dans le jeu de chefs religieux intolérants qui ne représentent qu’eux-mêmes en leur prêtant une attention particulière.
C’est donc aussi la question de l’émancipation qui est posée par la laïcité ?
Henri Pena-Ruiz. L’émancipation est l’idée que les êtres humains ne doivent pas vivre sous tutelle. Avec la laïcité, une telle idée s’affirme. Si on laisse des populations entières entre les mains de salafistes qui sont porteurs de régression sociale et d’inégalité entre les sexes, on ne joue pas le jeu de l’émancipation. Dire que la République est laïque signifie qu’elle est liée à l’ensemble du peuple et pas à la partie qui croit en Dieu. Dire qu’elle est sociale signifie qu’elle doit jouer son rôle en matière de services publics et de droits sociaux.
En quoi l’intégrisme religieux est-il le complice de la dérégulation libérale ?
Henri Pena-Ruiz. Non sans hasard, il existe un couplage saisissant entre, d’une part, une mondialisation ultralibérale qui détruit les droits des travailleurs et, d’autre part, la résurgence de la compensation religieuse. Il n’y a pas si longtemps, Margaret Thatcher a brisé la dernière grande grève des mineurs britanniques, a privatisé les services publics comme le rail, et détruit les conquêtes sociales. Elle a par ailleurs encouragé les confessions religieuses à prendre le relais de l’État social défaillant, et ce sur un mode caritatif. Si la charité part d’un bon sentiment, elle ne peut tenir lieu de politique sociale, ni de solidarité redistributive.
Entretien réalisé par Lina Sankari
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