L’ensemble de la protection sociale est impacté par le processus de marchandisation et de privatisation de celle-ci. Pour des actionnaires, cela est compréhensible : la protection sociale est le premier budget humain (environ 540 milliards d’euros soit près de 30 % du PIB et bien plus que le budget de l’Etat tous ministère confondus) qui jusqu’aux années 70 était largement dégagée des pressions capitalistes. Catherine Jousse montre bien que les attaques sont lancées sur toutes les composantes de la protection sociale (santé et assurance-maladie, famille, retraites, assurance-chômage, dépendance, etc.).
Les retraites dans le collimateur néolibéral
L’attaque contre les retraites solidaires est donc une partie de l’ensemble du mouvement de prédation contre la protection sociale solidaire. 1995 a été la première année de l’accélération de ce processus. Depuis, la loi Fillon de 2003 a prévu des rendez-vous quadriennaux pour ajuster les principaux paramètres de l’équilibre des régimes, essentiellement la durée de cotisation. Cette loi s’appuie sur un premier dogme à savoir que tout gain d’espérance de vie devra se partager de la façon suivante : 2/3 pour l’allongement de la durée d’activité et 1/3 pour l’allongement de la période de retraite ! 2008 a confirmé le passage à 41 annuités et le Conseil d’orientation des retraites (COR) 2007 propose une future augmentation à 41,5 annuités à l’horizon 2020 ! Il est à noter que pour en arriver là, un deuxième dogme a fonctionné : il ne fallait pas, paraît-il, augmenter les cotisations patronales, par ce que cela rentre rait dans les prélèvements obligatoires !
Et puis le troisième dogme implicite celui-là : on ne doit pas toucher à la répartition des richesses ! La déformation du partage de la valeur ajoutée des années 80 au profit des profits et donc au détriment des revenus du travail est considérée comme naturelle et donc ne doit pas être touchée ! Si on regarde le différentiel entre 1982 et 2007, le déport est de 9,3 points de PIB (environ 170 milliards d’euros) et si on regarde le différentiel 1960-2007, le différentiel est de plus de 3 points de PIB (environ 55 milliards d’euros). Excusez du peu !
Et conformément à la ligne stratégique dévoilée par Denis Kessler dans la revue Challenges, cette attaque se fait par un patchwork de mesures qui semblent détachées l’une de l’autre mais qui, en fait, font partie d’un plan concerté bien que non explicité aux assurés sociaux. Dans le Projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) 2010 qui sera voté au Parlement entre la fin octobre et le début décembre 2009 sont prévus des modifications concernant les droits familiaux et conjugaux, les bonifications de retraites pour les mères ayant garder leurs enfants. Et est également prévu l’année prochaine, le remplacement des régimes de base actuels par un régime par points ou par comptes notionnels (système suédois de système par répartition avec capitalisation virtuelle et sortie avec une rente calculée en fonction de l’espérance de vie et du capital virtuel accumulé1. Il est à noter que dès le déclenchement de la crise du capitalisme, le pilotage automatique théorique de ce système a été abandonné par les suédois tellement le système s’affolait !
Bien évidemment, le COR va être obligé de revoir sa copie depuis le déclenchement de la dernière crise du capitalisme démarrée à l’été 2007 et approfondie par le krach bancaire et financier de septembre 2008. Les fonds de pension se sont écroulés bien que les études d’opinion montrent que de nombreux salariés y croient encore. Et comme le COR 2007 avait pris comme hypothèse un taux ce chômage de 4,5% à partir de 2015(principalement à cause de la démographie qui va faire baisser mécaniquement le chômage à partir de cette date), il est probable qu’il va revoir à la hausse cette prévision vu que le chômage 2009 et 2010 sera plus fort que prévu avant le déclenchement de la dernière crise.
Le président de la République a annoncé que des décisions nouvelles seraient prises à la mi- 2010 sur la pénibilité, l’âge de la retraite, la durée de cotisation voire le niveau des pensions de retraite. Parallèlement, les partenaires sociaux ont décidé de se revoir en 2010 pour définir les règles de l’ARRCO et l’AGIRC (caisse de retraites complémentaires obligatoires) pour fixer les nouvelles règles dès 2011.
Les trois acteurs en présence
D’abord, il y a les travailleurs qui ont produit les forts mouvements sociaux de 1995 et de 2003 mais avec une mobilisation différenciée suivant le fait d’être dans le secteur public ou le secteur privé. Il va de soi que c’est le principal acteur de la période. Son niveau de mobilisation notamment dans le secteur privé déterminera le niveau du rapport des forces et donc des décisions qui seront prises alors. Il faudrait plutôt se rapprocher du mouvement de mai 68 chez les salariés pour bloquer le processus en cours. Nous verrons ce que les travailleurs et leurs syndicats feront alors.
Puis, il y a la crise et son développement. Tant par le chômage qui va croître très fortement de façon prévisible que par les ruptures économiques possibles (Etats très endettes, faiblesse du pouvoir d’achat des travailleurs, suraccumulation du capital, pression tendancielle à la baisse des taux de profits, etc.).
Enfin, il y a les politiques économiques qui fluctuent entre les néolibéraux qui inspirent toutes les contre-réformes depuis un quart de siècle (gouvernement de droite et de gauche d’ailleurs) et les ultralibéraux (MEDEF qui veulent pousser au maximum leur avantage de l’incapacité actuelle de la gauche et du mouvement social de les contrer. Les premiers souhaitent continuer la politique qu’ils ont réussi jusqu’ici à faire : maintien de l’architecture actuelle des régimes de retraite, allongement régulier des durées de cotisation, choix du départ à la retraite par le salarié. Les seconds ont déjà eu gain de cause lors du PLFSS 2009 pour le passage de 65 à 70 ans pour la mise en retraite d’office par l’employeur et ce sont eux qui sortent depuis peu une nouvelle panoplie encore plus antisociale que leurs prédécesseurs : retraites par points, report de l’âge de la retraite (différent de l’allongement de la durée de cotisation) alors que le taux d’emploi des seniors est très faible, etc. En avançant le rendez-vous à la mi-2010, il semble que Nicolas Sarkozy devient le porte-parole des ultralibéraux.
De plus, il est à noter que les ultralibéraux pensent aussi modifier la philosophie générale des retraites en pénalisant les carrières courtes (et donc les femmes) alors que traditionnellement, c’était l’inverse.
La décision ultralibérale de la Cour de cassation avec son arrêt selon lequel la majoration de la durée d’assurance (MDA = 2 ans par enfant) devrait être appliquée également aux pères a entraîné l’audition dans le cadre du PLFSS 2010 au Parlement. Ce dossier est explosif car l’écart actuel entre les pensions des hommes et des femmes est déjà très élevé dans le privé.
Enfin, ils théorisent sans combat la croissance forte du précariat et du chômage de masse tant pour les jeunes que pour les seniors.
Questions en suspens
Bien évidemment, ces apprentis-sorciers néolibéraux et ultralibéraux n’étudient pas les conséquences sociales de toutes ces contre-réformes. Ils continuent de s’appuyer sur les trois dogmes cités en début d’article.
En ce qui concerne le mouvement social, le niveau de la campagne actuelle d’éducation populaire tourné vers l’action est faible. C’est pourtant bien là que l’effort doit porter.
Bernard Teper
- Voir le texte de Piketty et Bozio et discutés par Sterdyniak (toujours sur le site du COR). Également la lettre numéro 3 du COR (juin 2009) censée faire le bilan des contre-réformes dans les pays développés [↩]