Le nouveau gouvernement thaïlandais1 n’est décidément pas libéral. « Après un bref flirt avec le contrôle des capitaux à la fin de l’année dernière, éditorialise le Financial Times, le gouvernement d’origine militaire de Thaïlande vient de frapper de nouveau les investisseurs internationaux en menaçant de déchirer les brevets sur les médicaments des compagnies pharmaceutiques. »
De fait, le 30 janvier, le ministre de la santé, M. Mongkol na Songkla, a signé le décret qui lui permet de prendre des licences obligatoires sur le Kaletra (un traitement anti-VIH) du laboratoire américain Abbot et le Plavix, un anticoagulant du laboratoire français Sanofi-Aventis, utilisé en cardiologie. Il avait déjà annoncé, l’an dernier, une démarche du même type sur le Stocrin (efavirenz), un antirétroviral du laboratoire allemand Merck. « Nous n’avons pas les moyens d’acheter ces médicaments sûrs et indispensables », argumentait le ministre thaïlandais, qui va se fournir en copies de ces médicaments auprès de plusieurs fabricants indiens de génériques (les firmes Ranbaxy et Hetero), et en produire directement via le laboratoire public GPO (Governement Pharmaceutical Office).
Un demi-million de Thaïlandais vivent avec le VIH/sida, et, selon le gouvernement, 108 000 personnes bénéficient du programme national de traitement. Mais vingt mille patients ont développé des résistances et nécessitent de nouveaux traitements. Installé en septembre 2006 par un coup d’Etat militaire qui a renversé le premier ministre – M. Thaksin Shinawatra, affairiste et millionnaire –, de toute évidence avec l’appui du roi, le nouveau gouvernement a promis de fournir des médicaments à l’ensemble des malades qui en ont besoin. Ces licences obligatoires lui permettent de produire lui-même (ou de faire produire) des génériques, en fixant arbitrairement une compensation pour les détenteurs des brevets. Bangkok espère ainsi diviser par deux les prix de ces médicaments.
Ce nouvel épisode de la « guerre mondiale des brevets pharmaceutiques » constitue une bataille décisive. Il y avait déjà eu le fameux procès de Pretoria, en 2001, où un groupe de laboratoires contestait un projet de loi de santé publique du gouvernement sud-africain. Le retentissement avait été tel que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) avait dû préciser, dans sa « déclaration de Doha sur l’accord sur les ADPIC » (novembre 2001), des règles permettant à un pays de contourner les brevets, notamment en cas de crise sanitaire.
Mais cette déclaration n’avait jusqu’ici jamais vraiment été testée – le gouvernement sud-africain ayant longtemps maintenu une position équivoque sur la question du sida, et aucun autre pays n’ayant eu le « cran » de prendre le risque d’un affrontement avec les Etats-Unis sur cette question commerciale explosive. Tout au plus la déclaration de Doha avait-elle servi le Brésil dans ses négociations pour obtenir des rabais importants sur ses importations de médicaments. Quant aux pays les plus pauvres, qui ne disposaient pas eux-mêmes de capacités de production pharmaceutique, ils virent leurs espoirs noyés dans d’interminables débats sur la question de l’importation de ces génériques à partir de pays tiers.
Dans cette nouvelle bataille, la désinformation sera de toute évidence une arme de choix. Déjà les lobbyistes et les journaux d’affaires insistent sur le fait que la Thaïlande est un pays relativement riche. Que Bangkok n’a pas constaté d’« urgence sanitaire ». Que les problèmes cardiaques seraient hors du champ du « consensus » (éditorial du Financial Times) sur la signification de Doha. « Les 200 000 patients cardiaques concernés, s’interroge Le Monde, peuvent-ils être considérés comme présentant un risque de santé publique ? »
Or, la déclaration de Doha précisait que « l’Accord (…) n’empêche pas et ne devrait pas empêcher les Membres de prendre des mesures pour protéger la santé publique (et) promouvoir l’accès de tous aux médicaments », sans restreindre son application aux seuls pays pauvres. Et les Etats-Unis, le Canada et l’Europe n’hésitent pas quant à eux à prendre des licences obligatoires quand le besoin s’en fait sentir ! Qu’on se rappelle l’épisode des lettres piégées au bacille du charbon en 2001 (5 morts), ou plus récemment la panique sur le Tamiflu, un médicament qui pourrait être utilisé en cas d’extension de la grippe aviaire. Dans les deux cas, la licence obligatoire avait été brandie comme une méthode normale de régulation entre les enjeux sanitaires et les droits de propriété intellectuelle.
L’« urgence sanitaire » n’est pour sa part mentionnée que comme une raison d’accélérer les procédures (et pas comme un critère indispensable).
De plus, la déclaration n’invoque nulle part une liste limitative de maladies concernées, qui sortirait les problèmes cardiaques du champ des médicaments « génériquables » ; une telle liste avait bien été proposée par les Etats-Unis, puis par le commissaire européen au commerce… mais elle fut largement rejetée.
La santé publique ne se divise pas entre, d’une part, des « maladies phare » comme le sida, qu’on pourrait traiter de façon compassionnelle (et encore, à condition d’être un pays très pauvre et très malade), et, de l’autre, des maladies plus « communes », mais tout aussi mortelles, telles que l’asthme, le cancer ou les problèmes cardio-vasculaires.
La décision thaïlandaise a été saluée par les militants de la santé publique, et, comme on pouvait s’y attendre, sévèrement critiquée par les lobbies pharmaceutiques et les think tanks conservateurs, qui y voient la preuve que « les nouveaux dirigeants militaires ne comprennent vraiment pas la démocratie ». (…)
paru dans « Le monde diplomatique », samedi 3 février 2007.
- Sur ce thème, retrouver également l’article de Garance UPHAM « des moineaux et des aigles », sur le site de l’UFAL au blogue Santé Protection sociale. [↩]