On peut sourire lorsqu’une théorie s’applique véritablement et qu’elle prend de court ses promoteurs confrontés aux conséquences de ses applications pratiques, surtout quand elles surgissent dans un contexte sécurisé et donc confortable pour les ayatollahs. On l’a vu récemment sur le plan économique à propos des théories financières ultra libérales, pour lesquelles devant leur débâcle, il a fallu l’intervention de « l’État providence » si décrié. Dans un périmètre beaucoup plus réduit, celui de la dentisterie, on pourrait assister à l’irruption d’un vrai marché dans lequel il n’est pas certain que ni les consommateurs, ni les producteurs trouvent leur compte.
La fin d’un marché captif pour les soins dentaires ?
36 542 dentistes composaient l’offre de soins en 2007 (derniers chiffres disponibles). Un effectif d’une remarquable et même étonnante stabilité, puisqu’à 200 près, le nombre de praticiens était quasiment identique en 1995.
Dans cette population, il convient de distinguer les spécialistes en orthopédie dento-faciale qui comptaient 1862 praticiens en 2007. Cette spécialité connaît en revanche un regain d’intérêt puisqu’elle a progressé de 35% depuis 1995.
La répartition des dentistes sur le territoire offre à peu près les mêmes caractéristiques que celle des médecins : une densité beaucoup plus importante dans le sud de la France, faible dans le centre et au nord, très forte à Paris (quatre fois plus que dans l’Orne ou dans la Seine-Saint Denis).
Paris se signale également par le nombre de praticiens qui n’ont pas adhéré à la convention. Sur les 112 qui ont décidé de ne pas exercer sous régime conventionnel au plan national, 92 sont installés à Paris
La couverture dérisoire des frais dentaires.
Huit milliards d’euros, un peu plus, c’est ce que les chirurgiens dentistes ont facturé, en tout cas, reporté sur les feuilles de soins de leurs patients en 2007 (derniers chiffres disponibles selon la Caisse Nationale d’Assurance Maladie).
Mais seuls un peu moins de quatre milliards ont été pris en compte pour le remboursement des soins dentaires, la différence (49%) est, soit remboursée par les assurances complémentaires (partiellement), soit reste à la charge des ménages.
Ces quatre milliards de dépassements par rapport aux tarifs de remboursement de la Sécu, sont essentiellement constitués par les prothèses. Les soins sont assez bien couverts, mais l’appareillage prothétique ne semble pas avoir la considération d’une prestation sanitaire. Sa prise en charge est dérisoire et les prix, non encadrés, ont évolués dans le contexte d’un marché libre où le consommateur n’a guère la possibilité d’imposer une certaine mesure.
Phénomène bien connu chez les médecins, plus la densité des professionnels est forte, plus les dépassements tarifaires sont importants. Il en est de même pour les dentistes puisque la différence entre le prix payé par le malade et la base du remboursement de la Sécu est d’un peu moins de 48 % en France métropolitaine, mais de 61 % à Paris. En orthopédie dento-faciale, le pourcentage de dépassement est de 60 % en France, mais de 75 % à Paris.
Le droit à la santé dentaire largement méprisé
A propos d’une bonne couverture des soins, encore faut-il émettre des réserves, car un certain nombre d’entre eux ne bénéficient d’aucune prise en charge par la Sécu. Pour ne prendre qu’un exemple, la parodontologie, chirurgie des tissus de soutien qui relient la dent au maxillaire et qui est en mesure de traiter une affection qui atteindrait la moitié de la population à partir d’un certain âge, est totalement méprisée alors qu’elle éviterait la perte des dents et les pathologies consécutives (infections, etc.).
Le désintérêt de l’État pour la santé dentaire a de multiples et néfastes incidences : confrontés à des tarifs prohibitifs, nos concitoyens renoncent aux soins et, surtout, aux appareillages. D’après l’assurance Maladie qui procède à des contrôles, la qualité des soins serait sujette à caution, le taux des anomalies pour les traitements proprement dits et pour les prothèses atteindrait des proportions inquiétantes.
En ce qui concerne le prix des prothèses, on dérive depuis longtemps dans l’irrationnel. Devant une clientèle « captive » (peu de patients sont en mesure de résister aux exigences du praticien) et en l’absence d’un encadrement tarifaire, les prix prothétiques ont perdu toute relation avec la valeur réelle d’un appareil.
En prenant l’exemple d’une couronne céramo-métallique que le prothésiste facture au dentiste entre 100 et 150 euros au grand maximum, la « douloureuse » pour le patient peut aller jusqu’à 1 000 euros dans les cabinets parisiens huppés. Un complet haut et bas fabriqué pour environ 500 euros chez le prothésiste peut entraîner une dépense de 5 000 euros chez le dentiste.
Pour mémoire, on situera la base du remboursement de l’Assurance Maladie pour une couronne à 75 euros !
L’apparition d’une réelle concurrence dans un univers sécurisé
Mais cette différence entre le prix de fabrication par un prothésiste français et la facture présentée au client par le dentiste peut s’avérer encore plus importante. En effet, depuis quelques années, la « mondialisation » sévit dans le domaine prothétique et tous les pays « émergents » s’y mettent. Aujourd’hui, environ 30 % des appareils seraient importés de l’étranger. Pour une couronne fabriquée dans les pays asiatiques, le prix d’achat par le dentiste varierait entre 30 et 70 euros et cela ne semble avoir aucune incidence sur le coût facturé au patient (voir ci-dessus).
Dans la mesure où le traitement des dents qui précède l’appareillage est facturé à part (et relativement bien remboursé), même s’il faut compter les frais d’investissement du matériel et les coûts annexes de la gestion d’un cabinet, les bénéfices des chirurgiens dentistes sont conséquents.
D’ailleurs le chiffre d’affaire d’un praticien dentaire est largement supérieur à celui d’un médecin omnipraticien et à peu près identique à celui de l’ensemble des médecins spécialisés. Quant à celui des spécialistes en orthopédie dento faciale, il dépasse de 82 % les recettes du dentiste généraliste. Pour neutraliser la charge des frais professionnels et en examinant les « performances » des différentes professions libérales au niveau du revenu d’activité, on constate que le revenu des dentistes est supérieur à celui de l’ensemble des médecins et n’est dépassé, assez largement d’ailleurs, que par les notaires.
Depuis longtemps, les relations entre les dentistes et les prothésistes sont tendues, ces derniers organisés majoritairement en petites entreprises concurrentielles étant fortement subordonnés à leurs donneurs d’ordre. Le titre récent (septembre 2009) d’une publication de l’UNPD, syndicat des prothésistes est éloquent : « Après 25 ans de lutte les sages ont tranché ».
La transparence des prix, véritable révolution
La lutte dont il s’agit concerne la transparence des tarifs pour laquelle les prothésistes se battent contre la corporation des dentistes afin que les bénéfices des appareils qu’ils fabriquent avec des techniques et des matériels élaborés soient mieux répartis.
Ce cri de victoire concerne une disposition de la loi HPST du 21 juillet 2009 qui provoque une véritable révolution dans l’univers dentaire. Cette disposition qui concerne tous les types de prothèses, impose aux praticiens de répondre à la demande du patient en lui indiquant par écrit et ce, gratuitement, le coût de l’acte et les conditions de son remboursement en dissociant le prix d’achat de chaque élément de l’appareillage proposé, le prix de toutes les prestations associées, ainsi qu’une copie de la déclaration du dispositif médical.
En clair, cela entraîne une parfaire transparence des composants du coût final : le prix de la fabrication par le prothésiste et celui que prétend faire payer le dentiste au client. En outre, la traçabilité du produit est assurée ce qui permet d’identifier la provenance d’une prothèse et d’éliminer éventuellement un appareil inspirant quelques inquiétudes, justifiées ou non.
Révolution ! Le mot est faible. A bien des égards.
On est tout d’abord extrêmement surpris de la survenance d’une mesure de ce type, dans le contexte historique de démission des pouvoirs publics en ce qui concerne la santé dentaire. Encore plus aujourd’hui avec un gouvernement qui n’a de cesse de dégrader la protection sociale et alors que plusieurs déclarations de responsables politiques n’ont pas caché la volonté de voir passer la totalité des soins dentaires dans le giron des assurances complémentaires.
Le processus de constitution de la règle est ensuite pour le moins original. C’est le Sénat qui a présenté l’amendement et l’a adopté après une farouche résistance de Mme Roselyne Bachelot qui a en vain tenté de remplacer le terme « prix d’achat » de la prothèse par « prix de revente », ce qui, évidemment, excluait toute possibilité d’identifier les bénéfices considérables que les dentistes s’arrogent.
Une remise en cause de tous les acteurs, consommateurs et producteurs.
Révolution bien entendu chez les deux protagonistes de l’art dentaire, « la fin du chemin de croix des prothésistes » comme le titre dans son journal l’UNPD, véritable défi des prothésistes vis-à-vis des chirurgiens dentistes, mais également au regard d’une concurrence des prothèses à prix cassés venues de l’étranger et jugée déloyale.
Une corporation des chirurgiens dentistes très influente et bardée d’une invincibilité historique qui usera de tous les moyens pour échapper à ce qu’elle considère comme une agression. Leurs syndicats ont déjà annoncé qu’ils mettraient tout en œuvre pour s’opposer à cette obligation. Ils prétendaient par exemple que la loi ne serait applicable qu’avec la parution des décrets d’application. Or, le ministère a affirmé aux prothésistes qu’il n’y aurait pas de décret et que la mesure entrait immédiatement en vigueur.
La superbe de cette profession, n’est-elle pas déjà quelque peu archaïque, dans la mesure où la migration des clients vers les ex pays de l’Est par exemple semble s’accentuer ? On sait notamment qu’une véritable organisation permet d’être appareillé dans ces pays d’implants dentaires, totalement ignorés par la Sécu et, de ce fait, financièrement inaccessibles pour le commun des mortels, à moitié prix.
Mais pour les patients, ne s’agit-il pas également d’une véritable révolution ? Comment se libérer de la subordination qui s’établit entre un patient et celui qui tient sa santé entre ses mains, qu’il soit médecin ou dentiste ? Il faudra avoir le courage d’exiger le document portant toutes les informations nécessaires au choix, éventuellement vérifier la véracité des informations auprès du prothésiste et décider de se confier au mieux disant.
Il paraît évident que les principaux acteurs de la protection sociale, pouvoirs publics, assurance maladie, régimes complémentaires, devront agir sur le plan de l’information et des contrôles pour que la transparence souhaitée par les élus devienne effective.
La transparence ne résoudra pas tout dans le domaine dentaire. C’est une totale refonte qui est indispensable pour concevoir une réponse sanitaire et sociale prenant en compte l’ensemble des thérapeutiques nécessaires à la santé des citoyens, leur dentition devant être considérée comme étant aussi importante que les autres fonctions.