Le projet de Grande sécurité sociale occupe depuis plusieurs semaines une place aussi inattendue que déroutante dans le débat public. Qui pouvait en effet envisager que le gouvernement Macron, parangon assumé du néo-libéralisme depuis près de cinq ans, décide d’inscrire à l’agenda politique le principe d’une prise en charge de l’ensemble des remboursements de santé par l’assurance maladie obligatoire de la Sécurité sociale ? Un tel projet qui rappelle celui de 100% Sécu, défendu entre autres par l’UFAL, serait-il un véritable tournant social du gouvernement Macron ?
Le Président de la République et son Ministre Véran auraient-ils subitement découvert les vertus des « jours heureux », autrement dit le programme du Conseil national de la résistance et auraient-ils décidé de poursuivre l’œuvre du père fondateur de la Sécurité sociale, le ministre communiste Ambroise Croizat ?
A moins qu’il ne s’agisse d’une manœuvre politicienne à quelques mois de l’élection présidentielle visant à couper l’herbe sous le pied de l’opposition de gauche.
L’UFAL abonderait instinctivement dans le sens de cette dernière hypothèse.
La volte-face effectuée par le Ministre Véran fin novembre 2021 semble indiquer que les annonces ministérielles en faveur d’une grande sécurité sociale n’étaient qu’un ballon d’essai voué à être aussitôt enterré sous la pression du lobby des organismes d ’assurances et de réassurances complémentaires. Cela dit, la manœuvre est habile. Olivier Véran passe pour un progressiste en laissant supposer qu’il est favorable à un remboursement à 100% des dépenses de santé par la Sécurité sociale. Il recycle au passage le « ni droite ni gauche, et de droite et de gauche » promu par le Président Macron : la grande sécu serait en effet le pendant social du projet ultra-libéral de flexibilisation du marché du travail et de destruction des retraites mis en œuvre tout au long du quinquennat Macron. Certes le Ministre prend conscience que les conditions ne sont pas encore réunies, mais ce n’est que partie remise une fois que Macron aura été réélu. Après tout, les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Au passage, il prend de court toute la classe politique et plonge les candidats les plus à gauche, Roussel ou Mélenchon en plein désarroi. Comment ces derniers ne pourraient-ils pas être d’accord avec un projet qui semble parachever l’œuvre d’Ambroise Croizat et Pierre Laroque et qui figure littéralement dans leur programme ?
L’UFAL ne s’est pas encore exprimée sur le projet de Grande Sécu. A dessein. Avant de prendre position sur un sujet aussi important, il nous fallait être en mesure de nous appuyer sur un projet stabilisé et d’en connaitre avec précision les conditions de mise en œuvre. Le piège était beaucoup trop grand pour ne pas faire preuve d’une extrême prudence à l’endroit d’une annonce ministérielle qui nous semblait bien trop belle pour être vraie. Or, nous avions quelques raisons d’être prudents. À commencer par le fait que le Ministre Véran appelle « Grande Sécu » ne concerne dans les faits qu’une seule branche de la Sécurité sociale, autrement dit l’assurance maladie et nullement les autres branches de la Sécurité sociale que sont la retraite, les risques professionnels et les prestations familiales. Outre cet abus de langage, il faut préciser que l’annonce gouvernementale s’appuie sur l’un des quatre scénarios actuellement étudiés par le Haut Conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie (HCAAM) et qui figurent dans un rapport …qui n’a pas encore été remis au gouvernement. Ce scénario « grande sécu » est en réalité une « fuite » du pré-rapport du HCAAM dans lequel figurent également trois autres scénarios nettement moins réjouissants qui font la part belle aux complémentaires santé, dont un scénario qui envisage littéralement de créer un système de santé à l’américaine !
L’UFAL s’est exprimée de longue date pour une intégration de l’ensemble des dépenses de santé indispensables dans le corps de dépenses de l’assurance maladie. Olivier Nobile délégué national UFAL aux questions de santé et de protection sociale, dans son ouvrage « Pour en finir avec le trou de la Sécu », en appelait à la création d’un panier de soins universel socialisé, sans avances de frais, pris en charge à 100% par l’assurance maladie, donc sans intervention des complémentaires santé. Cette proposition commencerait par prendre appui sur le régime d’Alsace-Moselle que l’on généraliserait à l’ensemble de la population française via l’instauration d’une cotisation sociale salariale ad hoc.
Cette généralisation du régime local d’Alsace-Moselle serait le point de départ d’une prise en charge des dépenses soins à 100% dans le cadre d’un panier de soins au périmètre plus vaste, qui inclurait l’ensemble des biens et services admis au remboursement et qui participent de l’amélioration de l’état sanitaire de la population. Pour ce faire, il s’agirait de supprimer l’ensemble des reste-à-charge tels que le ticket modérateur, les franchises médicales et le forfait hospitalier qui ont été accentués par plusieurs décennies de déremboursement massif des dépenses de santé. Dans ce système rénové, l’assurance maladie obligatoire de la Sécurité sociale serait évidemment l’opérateur unique de prise en charge des dépenses de soins essentiels à la santé de la population. Certes cette proposition ne règle pas tous les problèmes, notamment le fait de définir les contours de ce panier de soins. En particulier, il nous apparaît indispensable de renforcer considérablement des domaines de santé mal pris en charge par l’assurance maladie mais qui participent pourtant directement des enjeux essentiels de santé publique : prévention et éducation à la santé, lunetterie, soins dentaires, appareillage, prothèses etc… Pour ce faire, l’UFAL propose de partir des biens et services actuellement inscrits dans le panier de soins CMU (devenu Complémentaire santé solidaire) et de l’étendre progressivement à de nouveaux champs de santé publique par le jeu d’une délibération démocratique confiée aux partenaires sociaux de l’assurance maladie.
Le projet que l’UFAL défend semble à première vue très proche du scénario « grande Sécu » du HCAAM repris par le Ministre Véran. A première vue seulement, car le diable se niche évidemment dans les détails. En effet, à l’inverse de la Grande Sécu version HCAAM, le projet que l’UFAL promeut s’appuie sur un programme politique d’ensemble qui va bien au-delà du seul périmètre de prise en charge des dépenses de soins par l’assurance maladie. Il s’agirait de refonder de radicalement l’offre de soins en France. Pour ce faire, nous préconisons de mettre fin au paiement à l’acte des praticiens libéraux et de promouvoir un système de médecine salariée en généralisant le modèle des centres de santé sur le territoire. Dans le domaine hospitalier, nous en appelons à réhabiliter d’urgence l’hôpital public en sortant à très court terme de la tarification à l’activité (T2A) tout en tarissant le financement par l’assurance maladie de l’activité des établissements de santé privés à but lucratif qui ne participent pas au service public hospitalier. De cela, il ne saurait bien sûr nullement être question dans le projet de « Grande Sécu » actuellement débattu.
Par ailleurs, la crise sanitaire actuelle nous renseigne sur les conséquences dramatiques d’une politique de transformation de l’hôpital en entreprise qui repose sur une réduction des capacités d’hospitalisation et d’une industrialisation des soins hospitaliers qui contribuent à une maltraitance bureaucratique des patients et des professionnels de santé. L’endettement colossal des hôpitaux publics, de même que les funestes partenariats publics-privés encouragés par les gouvernements dans les années 2000, ont transformé l’hôpital public en usine à cash pour le secteur bancaire et les multinationales du BTP. Le retour à un financement des investissements hospitaliers par l’assurance maladie et les collectivités territoriales par le biais de subventions d’investissement à taux zéro est évidemment un impératif pour libérer l’hôpital de la gangue de l’endettement privé qui conduit à placer le contrôle de gestion aux postes de commandement de l’hôpital au détriment de sa mission fondamentale de prise en charge des usagers. De cela il ne saurait bien sûr nullement être question dans le projet de « Grande Sécu » actuellement débattu.
Le programme que défend l’UFAL est également un projet authentiquement démocratique qui romprait avec l’étatisation intégrale de l’assurance maladie qui a été parachevée par le plan Juppé de 1995 et la réforme de l’assurance maladie de 2004. Il s’agit à l’inverse de rétablir et de promouvoir le rôle politique de l’assurance maladie au cœur du système de santé français. Cela passe par une réhabilitation de la démocratie sociale au sein des Conseils d’administration de l’assurance maladie qui est à nos yeux le lieu d’exercice privilégié de la démocratie sanitaire de notre pays. De même, nous en appelons à une suppression des agences régionales de santé (ARS) qui ont démontré leur inutilité patente tout au long de la crise sanitaire que nous vivons actuellement. A l’inverse, nous estimons que les partenaires sociaux de l’assurance maladie doivent retrouver une place délibérante essentielle au sein des Conseils d’administration des hôpitaux, place qui leur a été retirée au profit des ARS qui sont le bras armé d’une bureaucratie sanitaire placée sous l’autorité du Ministre de la Santé. De cela il ne saurait bien sûr nullement être question dans le projet de « Grande Sécu » actuellement débattu.
Last but not least, le projet que défend l’UFAL implique de renouer avec la dimension salariale de la Sécurité sociale. La cotisation sociale, autrement dit le salaire socialisé, constitue à nos yeux le mode de financement essentiel d’une assurance maladie entendue comme salaire indirect des travailleurs du pays. Le mouvement actuel de fiscalisation massive des ressources de la Sécurité sociale, au travers de mesures d’exonérations colossales des cotisations patronales, parallèlement à l’accroissement massif de la CSG qui pèse lourdement sur le pouvoir d’achat des salariés, transforme peu à peu l’assurance maladie en une annexe du budget de l’Etat. En cassant l’arme de la cotisation sociale qui participait jadis d’un véritable projet de répartition des richesses créées en entreprise, les gouvernements néo-libéraux de gauche et de droite ont, depuis plus de trente ans, précipité la transformation de l’assurance maladie en une protection sociale a minima destinée aux plus pauvres tandis que les classes intermédiaires pâtissent quotidiennement des réductions des prestations sociales au prix de renoncements aux soins devenus endémiques. Évidemment, de cela il ne saurait nullement être question dans le projet de « Grande Sécu » actuellement débattu.
Ne nous y trompons pas, la Grande Sécu dont Olivier Véran est le héraut n’est nullement le retour aux jours heureux et encore moins la réalisation du projet d’Ambroise Croizat. Il s’agit au contraire de parachever la sortie de l’assurance maladie de la Sécurité sociale pour mieux la transformer en un opérateur placé sous contrôle intégral de l’Etat au sein duquel les partenaires sociaux perdraient tout pouvoir démocratique. Il s’agit de cantonner l’assurance maladie à la prise en charge des dépenses de santé sur des segments de soins correspondant au « gros risque » sans remédier aux déserts médicaux, aux dépassements d’honoraires et au renoncement aux soins. Il s’agit évidemment d’accentuer la fiscalisation de la Sécurité sociale et de dévitaliser l’arme de la cotisation sociale qui a pourtant permis, jusque dans les années 1980, à faire du système de soins français le plus performant du monde.
Les larmes de crocodiles que versent les complémentaires santé face à ce projet de « Grande sécu » ne doivent pas nous leurrer : les complémentaires santé savent que la prise en charge du ticket modérateur et autres restes-à-charge non-couverts par l’assurance maladie n’est guère un créneau rentable. Ce que les complémentaires santé redoutent en réalité c’est de perdre les importants avantages sociaux dont elles bénéficient dans le cadre des contrats de prévoyance d’entreprise qui ont été généralisés à tous les salariés depuis l’accord national interprofessionnel de 2013. Et surtout de perdre leurs poids politique dans la gouvernance de notre système de santé. Car les 200 milliards d’euros de l’assurance maladie obligatoire qui leur échappent aujourd’hui sont un terrain de chasse qui aiguisent les appétits.