Cet article a été publié dans Ufal INFO N°81 : L’apocalypse selon Covid-19, les batailles à mener
Par Nicolas Pomiès
Pesant de plus en plus lourdement sur les finances des familles, les cotisations aux complémentaires santé sont pourtant indispensables face au déremboursement progressif de la Sécurité sociale. Et si un système permettait à la Sécu de prendre en charge toutes les dépenses à 100 % ?
En 1945, lors de la création de la Sécurité sociale, il a été décidé dans le prolongement du dispositif institué en 1928-1930, de laisser à la charge des assurés un ticket modérateur de 20 % pour prévenir d’éventuelles consommations « abusives ». Les mutuelles qui s’étaient vu confier pour l’essentiel la gestion de l’assurance maladie obligatoire dans la législation précédente avaient maintenu leur activité et leur proximité avec l’État pendant la guerre. Elles furent écartées à la libération au profit des organismes de Sécurité sociale. Du fait de cette éviction, le mouvement mutualiste s’est dans un premier temps opposé à la Sécurité sociale puis s’y est rallié en 1948 en considérant que la prise en charge du ticket modérateur offrait aux mutuelles un espace pour déployer leur activité. Alors que le ticket modérateur était considéré comme un moyen de limiter les dépenses d’assurances maladies, la concession faite à la mutualité française le rendait de facto caduque. Mais c’est ainsi qu’un système dual de couverture maladie fut institué entre l’Assurance Maladie Obligatoire et l’Assurance Maladie Complémentaire. Le système dual perdure encore aujourd’hui. En 2017, la consommation de soins et de biens médicaux est prise en charge par la Sécurité sociale ou l’État à hauteur de 79,3 % et à hauteur de 13,2 % par les assurances complémentaires. Ce système fonctionna jusqu’en 2001 par un relatif face à face entre la Sécurité sociale et un mouvement mutualiste pluraliste (il faut distinguer les mutuelles ouvrières, des mutuelles interprofessionnelles et des mutuelles de fonctionnaires) qui assurait plus de 60 % de la complémentaire santé des français.
La concurrence instituée par l’Union Européenne
La Cour de justice de l’Union européenne considéra que les organismes gérants des régimes facultatifs de protection sociale, – mutuelles, institutions de prévoyance, société d’assurance -, devaient uniformiser leurs pratiques car elles entraient dans le champ des activités économiques gérées par des entreprises qui relèvent du droit commun de la concurrence((Cour de justice des communautés européennes (CJCE), Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA), 16 novembre 1995, C244/94, Conseil d’État, section, 8 novembre 1996.)). Les directives européennes sur les assurances, notamment celles de 1992, ont établi des règles communes aux mutuelles, aux institutions de prévoyance et aux compagnies d’assurances. Cela a abouti en 2001 à un nouveau code de la mutualité qui mit fin aux spécificités mutualistes prévues en 1945. Les mutuelles disposaient jusque-là d’avantages fiscaux qui leur permettaient d’utiliser les cotisations de leurs membres pour créer des centres de santé et de prévention complémentaire à la médecine libérale et à l’hôpital public. L’égalisation des conditions de la concurrence entre les divers organismes a aussi fragilisé les modes de tarifications « solidaires » que pratiquaient les mutuelles. Elles sont, en effet, exposées à un phénomène de sélection adverse : en cas de tarification proportionnelle aux revenus et indépendante de l’âge, les personnes aisées et les jeunes ont intérêt à rechercher un autre assureur. Les modes de tarification des contrats individuels mutualistes se sont ainsi rapprochés de ceux des sociétés d’assurance. La mise en concurrence s’est par ailleurs prolongée en 2005, lorsque la Commission européenne et le Conseil d’État ont considéré que les subventions versées par l’État aux mutuelles de fonctionnaires étaient illicites ; les ministères et les établissements publics ne peuvent plus aider que des organismes de référence choisis après une mise en concurrence ouverte à tous les types d’organismes. Dans le domaine de la couverture collective obligatoire, le Conseil constitutionnel en censurant, en 2013, les clauses de désignation, a lui aussi promu la concurrence : la mutualisation du risque ne peut plus s’opérer au niveau de la branche et la tarification doit s’adapter aux caractéristiques propres à chaque entreprise.
Les contrats de complémentaire santé ont été progressivement normés. Sous peine de subir une fiscalité accrue, ils se doivent d’être « responsables ». Afin d’assurer une protection de qualité aux souscripteurs, ils doivent couvrir l’intégralité des tickets modérateurs et des forfaits journaliers hospitaliers. De manière contradictoire avec cette volonté d’assurer une bonne couverture, ces mêmes contrats ne doivent toutefois pas prendre en charge les forfaits de 1 € sur les actes médicaux et les diverses franchises institués en 2004-2005. Les contrats d’AMC ne se distinguaient vraiment que par les taux de prise en charge de l’optique, des prothèses dentaires et des dépassements d’honoraires des médecins de secteur 2. Mais depuis 2015, les prises en charge de ces dépassements et de l’optique ont elles-mêmes été encadrées. Enfin, la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) de 2019 a institué que les contrats de complémentaire santé devaient couvrir sans reste à charge un panier de biens en optique, audioprothèse et prothèse dentaire. Le contenu des contrats est de plus en plus dicté par la réglementation, et les possibilités de les différencier progressivement réduites. Nous assistons donc au paradoxe de voir sur le marché de la complémentaire santé se concurrencer des organismes avec les coûts induits de mercatique et de gestion de 7,3 milliards d’euros en 2017 tandis que le contenu de leur produit est cadré et même tend à s’uniformiser par la réglementation ! Il faut ajouter à ces dépenses les prises en charge par la cotisation de complémentaire santé, la taxe de solidarité additionnelle (TSA) de 13,7 % sur le montant des primes représentant un montant de 4,8 milliards d’euros en 2016. Le montant de cette taxe est destiné à financer la Complémentaire Santé Solidaire et alimente la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) et la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF). C’est ainsi que 20 % des cotisations de complémentaire santé échappe aux remboursements des dépenses maladies ! Le rapport des prestations versées aux cotisations acquittées ne s’établit d’ailleurs qu’à 74 % pour les contrats individuels (21 % de frais de gestion et un résultat technique positif sur cotisations de 4 %) et à 86 % pour les contrats collectifs (18 % de frais de gestion et un résultat technique négatif de 4 %). Ce retour vers les assurés est encore moindre si l’on considère la taxe qui pèse sur les contrats complémentaires. Ainsi un assuré qui souscrit un contrat individuel et qui bénéficie en moyenne d’un retour de 74 % ne bénéficie plus, après taxe, que d’un retour de 65 %. Ce faible taux de retour est dans certains cas occulté par la participation d’un tiers pour le paiement des cotisations (employeur pour les salariés du privé, pouvoirs publics pour les bénéficiaires de l’ACS), il prévaut toutefois pour les contrats individuels.
Pourtant c’est ce système que nos gouvernements successifs déroulent au nom des sacro-saintes règles de concurrence et de volonté idéologiques néolibérales de transformation en acte marchand de toutes les activités humaines. Le rapport Chadelat de 2003 a constitué une feuille de route qui a remis en cause la Sécurité sociale en maintenant une frontière entre couverture de base et couverture complémentaire avec la perspective de voir s’étendre le champ de cette dernière.
Au nom de la volonté affichée de réduire le niveau des cotisations sociales, c’est à des transferts fréquents et de plus en plus importants du régime obligatoire vers les complémentaires santé auxquels nous assistons. Au bout du compte, les assurés sociaux subissent de plein fouet les augmentations de cotisations ou de primes auxquelles les mutuelles et les assurances sont conduites par la réglementation et la concurrence.
Les mutuelles du Code la mutualité grandes perdantes de ce système
Le modèle de l’assurance mutualiste individuelle est en déclin. La part de marché des mutuelles sur le marché des complémentaires est passée de 60 % en 2001 à 52 % en 2016 ; au sein même de l’activité des mutuelles, la part du collectif représente 29 % en 2016. Par ailleurs, dans un environnement de plus en plus concurrentiel, les mutuelles ont été amenées à se concentrer : de plus de 1 500 organismes mutualistes en 2001, elles sont 365 mutuelles santé en 2016, certaines d’entre elles d’ailleurs étant substituées et appartenant à des groupes intercodes (mutuelles + assurances ou mutuelles + institutions de prévoyance). L’assurance complémentaire est de moins en moins un domaine où s’exprime une solidarité volontaire, de proximité. La mise en concurrence de tous les organismes complémentaires, quelle que soit leur forme juridique, contraint l’autonomie des mutuelles. L’assurance complémentaire est de plus en plus un produit comme un autre, acheté en fonction de son prix et de sa qualité ou fourni via le contrat de travail. Les mutuelles, même si elles restent régies par des règles spécifiques (non-lucrativité, démocratie interne), dès lors qu’elles sont engagées dans un marché concurrentiel, sont contraintes d’adopter des stratégies d’entreprises confrontées à des clients et peuvent de moins en moins compter sur l’attachement d’adhérents guidés par un sentiment de solidarité.
Pour une Sécu à 100 %
On comprend que les milliards d’euros utilisés par les organismes de complémentaire santé pour leur gestion et payer les taxes pourraient être réaffectés aux remboursements d’assurance maladie si la Sécurité sociale en avait la gestion. Or il existe un plan de Sécu à 100 % conforme d’ailleurs aux ordonnances de 1945 et aux revendications de toujours tant du mouvement mutualiste ouvrier (à distinguer de la Mutualité française) que de l’Ufal. Ce plan a été élaboré par Pierre-Louis Bras((« Une assurance maladie pour tous à 100 % » in Les tribunes de la santé numéro 60 – printemps 2019)) inspecteur général de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et président du Conseil d’orientation des retraites (COR) depuis 2015. Autant dire que nous avons affaire à un acteur majeur de la protection sociale. Son travail pour une Sécu à 100 % démontre, s’il en fallait, une certaine révolte d’un pan de la haute fonction publique contre les politiques néolibérales. Car c’est bien à une remise en cause des mesures accumulées du passé de casse de la sécu que le plan s’attelle. Il prévoit en effet que dans le cadre d’une Sécurité sociale à 100 %, celle-ci serait appelée à couvrir les tickets modérateurs, les forfaits et les franchises, soit l’ensemble de la dépense reconnue. Le surcroît de dépenses s’élèverait ainsi à 18,2 milliards d’euros. Dès lors que la Sécurité sociale prendrait en charge ces dépenses, les assurances complémentaires ne seraient plus nécessaires. Les ménages n’auraient plus à acquitter des primes ou des cotisations pour souscrire à des contrats de complémentaire santé. La disparition de ces organismes permettrait d’économiser les coûts de gestion actuellement nécessaires à leur fonctionnement, soit 7,3 milliards d’euros en 2017.
Pour la Sécurité sociale, rembourser sur la base de 100 % n’entraîne aucun frais de gestion supplémentaire, il s’agit d’une simple modification d’un paramètre de gestion. Une gestion qui pourrait améliorer l’accès aux soins et le tiers payant. Les hôpitaux, du fait de l’existence du ticket modérateur et du forfait journalier, doivent gérer un système de facturation et d’encaissement complexe avec notamment les charges liées au recouvrement des impayés ; on pourrait en faire l’économie avec la gratuité des prestations hospitalières. Les pharmaciens et les autres professionnels de santé en tiers payant feraient également l’économie de toutes les tâches de gestion qu’impliquent les transmissions vers les mutuelles (vérification des droits, connexion avec l’organisme complémentaire, vérification des paiements). Il faut d’ailleurs savoir que le tiers payant longtemps l’apanage des seules mutuelles est aujourd’hui tombé dans les mains d’entreprises spécialisées de services qui facturent tant les professionnels de soins que les organismes de complémentaire santé.
Selon Pierre-Louis Bras, la Sécu à 100 % aurait aussi pour effet de rendre inutile la tarification à l’acte dont l’effet pervers est de favoriser l’acte le plus rémunérateur à celui le plus utile. Le plan n’évite pas la question sociale que constitue la reconversion des salariés des organismes des complémentaire santé puisqu’il prévoit leur réaffectation au service de l’assurance maladie gérée par la Sécurité sociale. Nous divergerons du plan sur le volet de son financement car celui-ci est envisagé par une augmentation de la CSG supportée par les ménages dans l’objectif de soulager les entreprises. L’Ufal est attachée au financement de la Sécurité sociale par la cotisation sociale partie intégrante du salaire. Mais le plan prévoit aussi de mettre un terme aux dépassements d’honoraires de secteur 2 qui pèsent actuellement plus de 15 milliards d’euros de dépenses prises en charge par les organismes de complémentaire santé. C’est un rapport de force jusqu’ici en faveur des médecins libéraux qui a permis l’aberration de financer les dépassements d’honoraires par les organismes de complémentaire santé alors que les objectifs affichés des politiques publiques de santé étaient de réduire les dépenses ! Pierre-Louis Bras explique que la disparition des assurances complémentaires conduirait à un système d’assurance maladie exclusivement public. A l’Ufal nous pourrions poursuivre en affirmant qu’il pourrait aboutir à une médecine de ville salariée de centre santé pourquoi pas mutualiste !
La mutualité ressourcée
Pierre-Louis Bras envisage aussi de rétablir la mutualité dans ses rôles de création et de gestion d’œuvres mutualistes et d’établissement de santé et de prévention. A l’heure où est remis sur le boisseau la création d’une 5e branche de la Sécurité sociale financée par la CSG pour assurer les risques liés à la vieillesse, le recours à la cotisation solidaire mutualiste aurait plus de sens. Un mouvement mutualiste investi dans la gestion des établissements d’accompagnement du grand âge permettrait de mettre un terme à la maltraitance des résidents et des salariés dans les EHPAD causée par les absurdes logiques comptables dans lesquelles les politiques publiques les conduisent. Pierre-Louis Bras estime «(qu’) une réforme visant à établir une Sécurité sociale à 100 % devrait donc susciter l’intérêt d’un gouvernement rationnel et bienveillant. Pour autant, aucun gouvernement ne se situe dans une telle position de surplomb mais doit tenir compte du rapport de force des intérêts politiquement constitués. Mais la perspective d’une telle réforme susciterait, sous l’étendard très fédérateur de la lutte contre « l’étatisation », l’opposition d’une coalition politique très large. Celle-ci rassemblerait les représentants des médecins inquiets sur l’avenir des possibilités de dépassements, le monde mutualiste qui, s’il n’est plus un monde militant, constitue à travers ses administrateurs un réseau puissant de « personnalités influentes », les partenaires sociaux (syndicats de salariés et organisations d’employeurs) attachés à la préservation des institutions de prévoyance et, bien sûr, la Fédération française des assurances. La capacité d’influence politique de l’ensemble de ces acteurs est en mesure de faire obstacle à tout projet de réforme. Et de conclure qu’au total, si établir une Sécurité sociale à 100 % est souhaitable, la perspective d’une telle réforme reste, du moins à ce jour, hautement improbable. »
Pourtant elle est férocement souhaitable !